Elle est assise à une table dans la cafétaria. Elle lit un journal et boit un ristretto. C’est le matin, 7h45. Après quelques minutes de lecture elle détache ses yeux de la page et le voit. Il vient d’entrer.
Des années. Combien d’années? Elle ne les compte plus. Trop d’années. C’était il y a une éternité. Toutes ces choses qui remontent d’un coup: des images, des souvenirs jamais achevés, des attentes vaines. Des bonheurs, et de grandes blessures.
Elle ne bouge pas. Il semble ne pas la voir. Ou il simule. Il est myope. Cela lui facilite les postures d’évitement dans certaines situations. Quelque chose tremble en elle. Non, non, faire taire cela. Faire taire cela qui remonte, ce manque de lui jamais apaisé.
Il ne mérite pourtant pas qu’elle l’ait autant attendu. Même pas un mot d’excuse, jamais, même pas un petit voyage pour se réparer à deux, pour regarder la mer, quelque chose pour lui dire qu’elle avait eu une valeur à ses yeux. Jamais sorti de ce déni dans lequel il excellait. Une destruction froide, jamais claire, aux raisons changeantes qui semblaient tourner autour d’une autre raison jamais prononcée.
Il n’était pas fort en franchise. Et le temps passé ne l’épargnait plus à ses yeux. Après avoir dansé sur le vide une danse dépourvue de sens elle avait trouvé quelque réconfort dans le jugement sans pitié qu’elle avait appris à porter sur lui. Ce faisant elle se déjugeait elle-même, mais elle n’aurait pas pu survivre autrement. Rester dans l’amour c’était brûler sans fin.
Elle aurait pu trouver des amis qui l’aident à le démolir. C’est un classique dans ces moments-là. Mais elle n’avait pas cherché. Elle était quand-même parvenue à penser que tout cela ne la concernait pas, que c’était son problème à lui. Parfois, exceptionnellement, elle se demandait comment elle avait pu l’aimer autant.
Mais le voir, là, quelques secondes, boire un café et repartir sans la regarder, avec cette sorte de mépris, cette inhumanité, être si proche de lui et si lointaine pourtant, ses solides convictions volent en l’air. Son coeur se brouille. Mais il est déjà loin, disparu, une fois de plus. Il ne reste de lui que cet air détaché. Où l’a-t-il mis, cet amour si fort, si grand? Le sait-il lui-même. Il est fort: il a appris à se taire, et à taire ses sentiments. Il est fort, certainement. Il a appris à se mutiler lui-même. L’air de rien.
A quelques tables d’elle je la regarde. Elle est de dos. Je connais son histoire. J’imagine son visage, ses yeux. Je la sens lâcher toutes ses armes contre lui. Il y a un moment où il ne reste que l’amour. Toute autre chose est inutile.
Elle ne peut s’en aller de cet amour. Elle le sait.
Quand elle s’en ira de cet amour si fort, si grand, elle s’en ira de la vie.
Commentaires
waow !
Quel densité sur le paradoxe brûlant des sentiments. En quelques lignes ou quelques secondes.
Bonsoir Homme Libre, il y a en effet, vous le racontez fort bien, des êtres desquels on retombe amoureux à chaque fois qu'on les voit, qu'on les rencontre. Mystérieuses et fortes sensations...
Je ne connaissais pas cette chanteuse, ni cette belle chanson.
Merci pour tout et bonne nuit.
@ aoki: merci. Un jour peut-être j'écrirai un livre entier avec cette densité. Je ne sais pas encore si j'en suis capable, ni si j'en ai envie. Cette densité est pourtant si simple. Je relis mon texte dans votre regard, dans cette densité dont vous parlez, et elle n'est faite que de mots très simples, de tournures sans effets, et d'images presque banales dans une situation même pas prévue pour être exceptionnelle.
Si j'écris un jour avec cette densité, pourrais-je encore revenir à la légèreté d'Elsa?
Mais cela me donne à réfléchir. Un texte comme celui-ci pourrait-il être le point de départ d'une nouvelle histoire? Si oui, je ne pourrais pas la faire en feuilleton comme Elsa, car elle pourrait être plus difficile à écrire.
Bonsoir Colette. Etrangeté de l'amour, mélangé de tant de choses diverses. J'ai prévu une suite, une deuxième partie. Peut-être même une troisième. Enfin, peut-être. Mais... chuuuuttt.... ce n'est que peut-être.
Bonne nuit.
Sans rapport avec votre billet HL, juste un petit coucou pour vous dire ceci (vu que j'ai des problèmes pour mettre à jour mon blog)
Evidement que j’ai envoyé un mail au webmaster mais ça fait trois jours et rien n’a bougé alors comme je suis perfectionniste et maniaque, en attendant je publierai mon billet tout frais, intitulé « Les ennemis intérieurs » à cette adresse :
http://doriangrey8.wordpress.com/
Meilleures salutations