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Boule de neige et talons aiguilles

8 mars 2789. C’est blanc. C’est froid. C’est partout. La femme et l'homme sont silencieux. Un battement d’aile de papillon peut déclencher une tempête aux antipodes, paraît-il. Comme une boule de neige peut entraîner une avalanche. Mais là c’est plat. C’est plat partout. Sur les continents, les océans, c’est plat et blanc. Et froid.

8mars0-terre_boule_de_neige.jpgUne sorte de grand linceul blanc. Le silence et la glace. Adieu le bouillonnement coutumier des entrailles. Adieu les débats enflammés. Dans la croûte de neige durcie seuls les talons aiguilles ancrent les pas. Les talons plats et lisses des chaussures masculines produisent un désastreux effet de patinette.

En ce 8 mars 2789, l’humanité est perdue. Ensevelie sous des centaines de mètres de glace. Les grandes villes sous-marines sont fracassées. Les mégapoles aériennes désertées. Le froid a tout envahi. Une glaciation phénoménale a recouvert la planète. Comme il y a 750 millions d’années. Une théorie disait qu’un refroidissement climatique avait eu lieu à cette époque reculée. La glace avait tout recouvert, terres et mers, jusqu’à l’équateur. Moins 40 degrés de moyenne.

C’était la glaciation de Varanger. Cette hypothèse de la planète «boule de neige», émise à la fin du 20e siècle, n’avait jamais fait l’unanimité. Seul certains sédiments semblaient permettre de l’échafauder. Mais depuis quelques siècles le climat a encore basculé. Une inversion des pôles magnétiques associée à une diminution du CO2 dans l’air, suite à des manipulations climatiques, a produit une nouvelle super ère glaciaire. A nouveau la Terre est un point blanc brillant dans l’univers. Une boule de neige.

En ce 8 mars 2789 il ne reste plus que deux représentants de l’humanité. Une femme, vêtue de peau de mouton et de bottes rouges à talons aiguilles, grâce auxquels ses pas s’incrustent dans le sol. Et un homme en pull ras du cou et manteau de cuir. Le froid les gagne. Elle sautille sur place. Lui ne bouge plus pour éviter de glisser sur la glace et de tomber. Tomber n’est pas permis: il collerait au sol et mourrait instantanément. Il retarde un peu sa fin. Comme elle.

Ils sont côte à côte. Ils regardent au loin. Au loin c’est comme ici: blanc. Glacé. Vide. Il se rappelle les derniers oasis de verdure, il y a 20 ans, alors que la neige ne recouvrait pas encore tout. Il avait rencontré cette femme au wagon-restaurant du train qui menait au dernier point chaud de l’équateur. Elle buvait un café serré. Elle était la dernière présidente à vie de la Terre. «Le monde appartient aux femmes». C’était le slogan du salon du livre de Bruxelles, il y a longtemps, en 2011. Sous ce slogan des commandos de féministes avaient pris le pouvoir dans tous les pays simultanément. Elles avaient ensuite aboli les frontières et créé un seul immense pays. Il n’y avait plus de nations. Elles pensaient établir la paix. Mais des factions régionales avaient pris le relais des anciens nationalismes et s’entretuaient pour posséder le territoire et les richesses des voisins.
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Au début elles pensaient que c’était à cause des traces laissées par les hommes et leur violence forcément systémique, selon les études de genre de l’époque. Il faudrait du temps pour reformater, reprogrammer l’esprit humain. Ils fallait changer les mâles. En faire des êtres à leur image. Changer le mâle: le slogan avait fait mouche. On le voyait affiché sur des banderoles lors de défilés féministes. Changer le mâle. En faire des femmes comme les autres.

Les garçons étaient élevés avec des poupées pour tenter d’éradiquer toute velléité agressive en eux. Plus de jeux d’épées. Plus de pipi debout. Et ce qu’ils avaient que les filles n’ont pas, du point de vue anatomique, ils devaient le cacher, le rentrer comme ils pouvaient afin qu’il n’y ait aucun élément par lequel ils puissent se différencier. A la moindre manifestation de rébellion ils étaient punis de plusieurs mois de cachot. Une partie des hommes se soumirent. Ces hommes, affaiblis psychologiquement par une culpabilité dont ils acceptaient le poids sans être bien certains de la mériter, avaient baissé les bras. Nombre d’entre eux étaient d’ailleurs plutôt satisfaits de cette nouvelle situation. Les féministes au pouvoir: quel bonheur! Ne plus porter le fardeau du monde. Les laisser endosser. Une autre partie des hommes, insoumis, fut envoyée sur des colonies planétaires, sans vaisseau de retour. Les femmes qui contestaient le pouvoir féministe furent envoyées avec eux. Les hommes se raréfiaient sur la Terre. Alors des bandes de filles avaient pris le relais et terrorisaient villes et campagnes. Le gouvernement féministe dut se rendre à l’évidence après quelques siècles de pouvoir: la violence n’avait pas de sexe. Elle n’était pas qu’une construction sociale, un produit dérivé masculin. L'humain-e était malheureusement pourvu de pulsions que la seule loi pénale ou une étude psychologique ne suffisaient pas à apaiser.

Le mouvement se divisa. Certaines voulaient aller chercher les hommes exilés sur les colonies pour rétablir un équilibre. D’autres refusaient et estimaient qu’il n’y avait plus besoin d’eux. Ils suffisant d’en élever quelques milliers dans des fermes pour avoir des reproducteurs.

* * *

C’est alors que le climat changea. Personne ne fut épargné. Et, peu à peu, le froid eu raison de l’espèce humaine - et de toutes les espèces. Il ne resta plus que l’homme et la femme, perdus dans le grand désert blanc.

8mars-2-2010-rouge-z.jpgL’homme, debout dans son manteau de cuir, immobile, ne sait même pas comment il est encore vivant. Il sent venir la fin. Alors, les joues glacées, le corps déjà raide, il s’adresse à la femme.

- Je sais tout ce qui est dit sur les hommes. Je ne reconnais pas l’homme dans ce qui est dit. Ou alors c’est un homme déformé, caricaturé, partiel, dont l’image obscure qui est projetée semble servir à rehausser l’image de l’ange hypothétique que tu incarnes.

- Parle plus vite, répond-elle. Le froid monte dans mes jambes, je ne peux déjà plus sautiller. Je serai bientôt morte.

- N’y a-t-il pas de salut pour les hommes? Rien qui laisse penser qu’il ont un tout petit peu d’amour et de bonté en eux?

Elle ne répond pas.

- Dis-moi, toi que je ne sais plus comment aimer, dis-moi s’il y a une seule parcelle de bien en l’homme à tes yeux.

Elle garde le silence.

- Je ne sais plus comment t’aimer. Et toi...

Il ne peut finir sa phrase. Le gel s’empare de lui, son visage perd toute expression et son sang se fige dans son cerveau. Il vacille et tombe lentement sur le sol. Il n’entend pas la femme qui, enfin, répond:

- J’ai oublié comment t’aimer...

Elle ne peut finir. Son corps éclate en morceaux comme le verre se fend sous le gel.


* * *


C’est blanc. Partout. Et froid. Dans les colonies planétaires la nouvelle humanité observe la Terre de loin, point blanc dans le ciel. Dans de grands hangars des hommes et des femmes construisent de nouveaux vaisseaux spatiaux. Autour des enfants jouent. Bientôt, au dégel, quand les volcans auront recréé un effet de serre, quand la Terre sera à nouveau douce et verdoyante, ils rentreront chez eux.


* * *


Catégories : Divers 3 commentaires

Commentaires

  • Un condensé de ce que vous aimez traiter, le climat, l'univers, la cause des hommes et ... les femmes.
    Ah les femmes, c'est à cause d'une d'entre elles que Dieu a chassé les hommes du jardin d'Eden et c'est à cause d'elles que le monde court à sa fin ... Pas vrai Hommelibre ? Lol!! ;o))

    Superbe histoire néanmoins !!

    (o_~)

  • Merci Loredana! Oui, tout-à-fait, j'aime mettre ensemble plusieurs thèmes dans une histoire qui garde une unité. Comme aussi quand je fais un billet sur la météo, qui sont des prétextes à parler de plusieurs autres choses mais dans le même mouvement.

    Pour les femmes, ah, Loredana... je suis trop fasciné par elles pour leur en vouloir de nous avoir fait perdre le Paradis. Et puis si nous avons perdu le Paradis, ils nous reste elles! Blague à part je n'incrimine pas les femmes dans le mythe du Paradis perdu, mais bien plus la lâcheté d'Adam. Au lieu d'assumer, de se tenir droit et d'affronter Dieu, il se cache et dit lamentablement: "C'est pas de ma faute". C'est cela pour moi le vrai péché originel: la lâcheté.

    Au fait j'ai une réponse positive d'un éditeur, Publibook. Ce n'est pas un éditeur classique, il vend en ligne sur amazon et sur commande par la fnac, et demande une petite mise de l'auteur. Ça tient la route. Et cela me ferait du bien que mon roman existe publiquement. Donc si tout va bien il sortira en mai!

    Bonne journée.

    (@‿@)

  • Super bonne nouvelle Hommelibre !! J'en suis ravie pour vous. J'ferai de la pub auprès de mes copines .... ;o))

    Pour le jardin d'Eden chacune des deux parties à fauter. Cela fait deux milles ans qu'on se refile la patate chaude ... Cela alimente les blogs et les conversations ;o))))

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