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L’iniquité du monde

Pourquoi le monde est-il comme il est: pourquoi les êtres vivants se mangent-ils entre eux? Certains animaux en dévorent d’autres pour survivre. Les bactéries parasitent d’autres organismes. Les humains se «mangent» aussi par les guerres ou l’esclavage.

Tout le vivant est concerné. Dès qu’une forme d’existence est un peu complexe, c’est-à-dire capable d’une différenciation et d’une reproduction, elle interfère avec d’autres formes de vie. Des animaux sont utilisés par d’autres sans leur consentement. Une plante est capable d’en empêcher d’autres de pousser. Certaines espèces s’octroient un doit de vie et de mort sur d’autres, sans leur accord!

lion1.jpgQuelle justice peut-il y avoir dans un monde où une antilope a autant de risques de finir dans la gueule d’un lion que de mourir de vieillesse? Dans un monde où des humains, plus forts ou plus rusés, se donnent des droits sur la vie d’autres humains? L’iniquité fondamentale du monde vivant est une interrogation ancienne.

Les humains ont mis en place des lois qui organisent la vie matérielle et morale pour limiter l’iniquité. Ces lois n’ont cependant pas le pouvoir de régler toutes les iniquités. On continue à manger du vivant, qu’il s’agisse de mammifères ou de végétaux. La hiérarchie courante ne considère pas les végétaux comme dotés de sensibilité. Ils peuvent donc être mangés sans scrupule. Il est vrai qu’on ne peut mettre au même plan un chat ou un chien, voire un boeuf, et une salade. Pourtant les plantes ont une forme de perception. Les recherches effectuées au temps de l’Union soviétique l’ont montré. On ne sait s’il y a souffrance, et si oui de quel type, mais il y a une réponse au monde quand celui-ci empiète sur la vie du végétal.

Pourquoi donc l’antilope innocente doit-elle souffrir et mourir pour satisfaire l’appétit d’une autre espèce? Est-ce logique ou moral? Ce questionnement est ravivé par la lecture de René Girard, que j’ai mentionnée dans un récent billet, ainsi que par l’échange qui s’est amorcé sous le billet. Il est question de l’histoire de Job, homme juste et puissant, qui tombe en disgrâce, perd tout et devient malade, alors qu’il n’a moralement rien à se reprocher. Pourquoi cette iniquité? Pourquoi, en plus de tout perdre, devient-il la bête noire de sa communauté? Pourquoi doit-il être exclu, rendu comme inexistant sauf au titre de représentation du mal? Pourquoi doit-il être «mangé» moralement? A quoi sert-il, qu’est-ce qui se joue sur son dos? Quelle sorte de nourriture sacrificielle est-il donc?

Les groupes ont-ils besoin de justifier leur violence naturelle par la mise à banc d’autres groupes ou d’individus? Au niveau de la société humaine René Girard pense qu’il y a nécessité pour un groupe de faire porter la cause du mal et de la souffrance sur un groupe ou un individu, un bouc émissaire, qui est chargé des péchés du monde, alors que par contraste ceux qui l’accusent (même de manière infondée) sont censés représenter le bien. L’adhésion collective au mécanisme de culpabilisation de tiers fonde une référence culturelle commune (qui pas sa collectivisation devient transcendante et sacralisée). A partir de là tout est permis pour le groupe qui pense représenter le bien.

Au point de vue du vivant, le fait que chaque espèce s’arroge des droits sur d’autres fonde un ordre. Ordre arbitraire: qui peut manger qui? Ceux qui ont plus de force ou de dents mangent les autres. Cet ordre trouve une formulation terrible dans le langage humain: la chaîne alimentaire. Chacun est à sa place pour être la proie de l’un et le prédateur d’un autre.
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Le livre de Job aborde la problématique de l’iniquité et de la violence naturelle du monde, ou des humains les uns envers les autres. Il n’y a pas de réponse causale sur cette violence, sur la loi de la jungle. La réponse qui est donnée est que nous ne pouvons savoir pourquoi le monde s’est construit comme il l’est.

Que Job ait voulu comprendre le pourquoi de sa disgrâce était humainement légitime, puisque la morale punit ceux qui font le mal et récompense ceux qui font le bien. Job étant décrit comme ayant toujours fait le bien il ne pouvait comprendre logiquement cette disgrâce. Même en cherchant bien elle n’avait pas de sens logique par rapport à la morale. Seule une acceptation sans explication causale peut rendre le désarroi de l’humain face à la violence du monde, face au fait de «manger ou être mangé», face à la loi de la jungle.

On peut limiter en partie l’injustice du monde. Mais tout n’entre pas dans les limites et lois que l’on met en place pour organiser la violence naturelle du vivant, et l’iniquité qui en découle. L’acceptation du monde dans ce que les lois ne peuvent organiser, l’acceptation d’un ordre fondé sur le sauvage est nécessaire pour quitter la dynamique victime-bourreau qui est une des manière de formuler le «manger ou être mangé», soit l’iniquité du monde.

La question de l’iniquité n’est pas réglée par cette acceptation. Mais la souffrance humaine due à cette iniquité peut être entendue, reconnue, et être sortie du binôme bourreau-victime. La société a certainement besoin de coupables et de victimes. Cela fonde et perpétue l’ordre social et l’encadrement de la violence naturelle. Mais au-delà de cette application pratique, la désignation d’une victime et d’un bourreau ne réparent pas en profondeur le désarroi philosophique. La désignation sociale n’est qu’un constat qui sauvegarde un ordre non dénué de sens et de légitimité, mais elle n’est pas une réparation. Cette désignation et les institutions d’application des lois sont bien sûr importantes pour limiter au moins partiellement l’iniquité. Elles montrent qu’à défaut d’une justice absolue l’iniquité ne peut être elle-même absolue.

Qu’est-ce donc qui pourrait nous réparer fondamentalement de l’iniquité du monde, sinon l’abandon de toute prétention à une justice absolue (qui n’est en général que la justice de quelques-uns imposée à tous), universelle et immuable, et donc l’acceptation de l’iniquité comme composant de la réalité même si nous n’en comprenons pas la raison?

Dans une époque où l’exigence de justice et d’égalité est vive, cette acceptation a-t-elle du sens?

 

 

 

Quelque part sur Terre:


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Catégories : Philosophie 5 commentaires

Commentaires

  • John,

    Merci pour ce post qui ne peut que me troubler. Je m'interroge souvent et de la même manière que vous. Créations divine et diabolique à la fois? sans vouloir éradiquer bien entendu toutes les souffrances de ce monde et ses inniquités, il m'apparaît cependant, personnellement, impossible de renoncer à me battre pour les causes qui me touchent. Mais accepter en effet ce qui est est indispensable afin de ne pas perdre la raison. Garder cependant intacte cette volonté farouche de combattre ce qui peut l'être avec des mots, des actes, des attitudes. triste nouvelle cette semaine que l'abandon de ce cher Xavier Emmanuelli qui rend les armes dans un combat "saboté" trop lourd à porter.

  • Tout cela ne trouble que les cerveaux humains. A moins de considérer ces derniers comme l'aboutissement d'une création divine, à laquelle nous attribuons (malgré toute notre expérience) "le bien", sous toutes ses variantes culturelles, comme idéal, il n'y a donc rien de scandaleux pour le monde et encore moins pour l'univers. Cela dit pour le discours philosophique.
    Ce qui n'empêche évidemment pas, que nous avons raison, dans nos petites vies limitées et transitoires, comme l'est aussi notre histoire, d'être scandalisé par tous les maux que vous dénoncez.

  • Bonjour, très interessant, très bien rédigé merci pour ce partage...

  • John j'allais ironiser sur le thème "Bon demain j'arrête la salade... Mais qu'est-ce qu'il me reste ?" Sauf que votre conclusion interrogation m'interpelle. Renoncer à un idéal de justice absolue est une condition nécessaire à l'acceptation de la vie. Mais il faut bien sûr oeuvrer pour limiter l'injustice autant que faire se peut. Pourquoi ? Parce que nous sommes des êtres moraux et sociaux, et qu'une société sans morale deviendrait vite invivable. C'est au pire, juste une question de confort.
    Ceci dit, la morale n'est pas récompenser le bien, ce qui reste notre rêve à tous, mais malheureusement du domaine de la superstition, hormis l'espoir qu'un autre être humain, un jour, nous tende la main en retour (mais en aucun cas la nature) !
    La morale est selon moi juste dire ce qui est bien ou mal. Et bien sûr elle évolue et change au fil de notre histoire.

  • Merci pour vos comms. Rien à ajouter sinon que je partage.

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