Soirée en compagnie d’enseignants du cycle d’orientation. Ambiance communicante, intérêt les uns pour les autres, réflexions qui succèdent aux observations. De tels moments à bâtons rompus sont une bonne nourriture d’idées.
Punition et récompense
Ayant enseigné dans le cadre de l’école privée que j’ai fondée, je vois que malgré les différences d’élèves et de cadre de formation les questions fondamentales sont identiques.
Les différences sont de deux ordres. La première est l’âge des apprenants: je m’adresse à des adultes avec lesquels il n’est pas possible de tenir le même langage qu’avec des adolescents. L’adulte est supposé avoir acquis une certaine autonomie intellectuelle et une indépendance émotionnelle, même si dans la réalité ce n’est pas toujours le cas.
La seconde différence est la motivation: un adolescent va à l’école par obligation. L’adulte a lui choisi de suivre une nouvelle formation ou un cours. Cela devrait modifier la relation d’autorité entre le formateur et l’enseignant. L’adulte choisit et prend ses responsabilités, plus que l’ado ou l’enfant qui ne voient pas forcément la finalité de l’apprentissage.
L’un des questions récurrentes identiques est ce qui a trait à l’autorité. Celle-ci est supposée établir une hiérarchie fonctionnelle dans un espace et pour un temps donné. Le prof dispose d’un pouvoir, et l’image du pouvoir est classiquement celle qui est transmise par les relations parents-enfants: le détenteur du pouvoir punit, sanctionne ou récompense. Il fait aussi plus que cela: il soutient et motive, analyse les obstacles et propose des solutions. Du moins quand il en a les compétences et que le comportement de l’apprenant le permet. Il punit donc les comportements inappropriés: injures, irrespect, résistance systématique, entre autres. Il s’agit de montrer clairement la limite et de désigner ce qui permet de fonctionner pour atteindre l’objectif pédagogique et ce qui ne le permet pas. La sanction (par exemple: la note) est destinée à évaluer le résultat du travail scolaire. La récompense survalorise momentanément ce résultat s’il est satisfaisant.
La formation d’adultes ne devrait en principe pas passer par la case punition. L’adulte est supposé savoir comment fonctionner en groupe et prendre sur lui les règles de base indispensables dans une communauté d’apprenants. Ce n’est pas toujours le cas. Certains adultes reproduisent les mécanismes relationnels parents-enfants et les jeux de pouvoir. Je ne saurais dire si c’est le fait d’être dans une école, si c’est si c’est l’archétype du prof tel qu’il a été intériorisé, ou si la relation de transmission implique automatiquement une subordination et la possibilité d’une punition ou d’un jugement négatif.
Autorité, coercition
Dans ma fonction de formateur je me suis trouvé régulièrement confronté à cette relation de pouvoir. Dans mon chemin personnel j’adhère au mouvement anti-autoritaire. Les autorités d’antan passaient presque toujours en force, que l’on ait compris ou non le pourquoi. La discipline et l’obéissance primaient sur la compréhension et l’exemplarité. C’est probablement une des raison de la révolte de mai 68. Quand les adultes imposent des attitudes et des principes qu’eux-mêmes ne suivent pas, quand c’est devenu un système de fonctionnement perçu comme généralisé dans la société, le décalage provoque une rupture, en l’occurrence une rupture générationnelle profonde.
Le mouvement anti-autoritaire avait pour cible l’autoritarisme. La chute des modèles politiques dictatoriaux européens (Hitler, Mussolini, Staline) avait sonné le glas de l’autoritarisme. La survivance soviétique n’était qu’un anachronisme, comme l’est aujourd’hui la Corée du nord. Mais la simple autorité naturelle était aussi suspecte. Qu’est-ce que l’autorité? Comment l’assumer aujourd’hui? La question est toujours présente et faisait partie de la discussion d’hier avec ces enseignants.
En deux mots, je pense que l’autorité n’est pas le pouvoir en lui-même. Le mot est cependant associé à des fonctions auxquelles on attribue constitutionnellement un vrai pouvoir coercitif, comme la police ou un juge. Je distingue la représentation sociale de l’autorité associée au pouvoir coercitif, et la notion d’autorité personnelle, voire naturelle. Ces deux formes ont cependant un point commun: elles tiennent un discours qui ne peut en principe être contesté. Je m’explique. Un professeur de mathématique qui donne un cours sur les équations ne peut se voir contester le contenu qu’il enseigne. Les équations sont les équations. Il pose donc des affirmations indiscutables. Ce qui pourrait prêter à la critique c’est sa manière d’enseigner, ou le degré de justice ou d’injustice de ses notations.
Paradoxe de l’enseignant moderne
Cette autorité-là, indispensable, non coercitive, devrait faire partie non seulement de la fonction d’enseignant mais du rôle de parent et en fait de toute relation adulte. On rencontre des personnes qui parlent et jamais on ne penserait à les mettre en question. On prend ce qu’elles disent. D’autres inspirent immédiatement une mise en doute. Elle parlent en laissant à chaque instant la porte ouverte à la critique. On ne prend pas.
Comme formateur je suis confronté à ce paradoxe: je privilégie une forme d’autonomie intellectuelle, et en même temps je dois évaluer des étudiants donc poser une limite à leur auto-évaluation. Ce qui suppose que je m’en donne le droit et que je m’estime compétent pour le faire. Gros challenge quand on a plus envie de démonter les processus de domination de l’autoritarisme que de les alimenter, et quand on se pose plus de questions sur les relations humaines que l’on ne dispose de réponses. C'est un exercice extrêmement difficile de se donner un droit sur autrui, même si la relation de formation est un contrat qui en pose les limites et autorise de le faire.
Une des difficultés principales est de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain: refuser les aspects abusifs et abruptes de l’autorité, anti-pédagogiques, ne doit pas faire rejeter toute forme d’autorité car celle-ci dispose aussi d’une face sage et intelligente.
La société occidentale actuelle me paraît vivre entre deux: le refus de l’autorité abusive et la désacralisation des idoles du pouvoir a eu lieu, mais la reprise de l’autorité naturelle, bienveillante, celle qui pose les relations dans un cadre émotionnel stable, n’a pas toujours pris le relais. Par exemple, savoir poser une limite sans entrer en fâcherie disproportionnée ou en rupture est un attribut de cette autorité sage.
L'exemple de politiciens pris en faute et qui s'excusent comme des enfants est symptomatique de ce déficit d'autorité. Mitterrand l'avait très bien compris: il ne laissait pas parler de sa vie privée. Clinton n'aurait jamais dû mentir sur sa relation avec madame Lewinski. Il aurait dû dire: "Oui, et alors?" En réalité il a abandonné l'autorité aux autres.
Dans ce vide actuel de l’autorité (je parle ici des adultes) on fait de plus en plus appel à un tiers pour régler les conflits, le plus souvent à la justice. Ce qui est nécessaire en cas de crime ou de préjudice réel ou répété, subi par une personne. Mais le déficit d’autorité naturelle favorise la judiciarisation des rapports humains et la mise en place de médiations policières lors de conflits qui, anciennement, étaient réglés face à face, de personne à personne.
Or la démocratie a besoin d’adultes responsables pour lesquels le recours à la punition (celle donnée par un prof ou par la police et la justice) n’intervient que quand les autres voies sont épuisées.