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Carnet d’un rêveur (4)

Derrière lui une femme suit ses grandes enjambées à pas rapides et désordonnés. Le souffle court elle reste de longs moments sans rien dire. Son visage est blanc comme la lune. Elle porte un pull noir à manches longues, par-dessus une ample jupe bleue qui virevolte en tous sens quand elle tente de donner des coups de pieds au grand bonhomme. Elle paraît si petite à côté de lui. On dirait un nain et un géant.

fourmirouge.jpgLui, son pas ne change pas même lorsque le plat du talon de la femme frappe ses tibias. Une tentative sur cinq touche sa cible. Trop agitée elle manque le plus souvent de tomber. Elle ne doit de rester sur ses jambes qu’à une habileté extraordinaire d’équilibriste et au bras du géant auquel elle se raccroche tant bien que mal. C’est alors, ainsi suspendue, qu’elle jette ses plus grandes forces dans la bataille et finit par cogner un mollet ou une cheville. De grands cris sauvages accompagnent ses coups. Le forgeron secoue alors son bras afin qu’elle se détache de lui.

- Laisse-moi. Lâche-moi, femme! Retourne chez toi. Retourne au village! Tu m’ennuie. Laisse-moi. Je ferai ce que j’ai à faire.

- Non, non, voyou! crie la femme. Toi, retourne au village! Allez, chien, retourne! Je t’empêcherai de le toucher. Tu m’entends, Kekko le forgeron: tu ne le toucheras pas! Je t’écraserai la tête avec une pierre avant que tu ne touche à un seul de ses cheveux! Je ferai couler ton sang sur la tête stupide, forgeron plus brutal que la grêle!

Depuis le matin elle le suit. Elle l’injurie et le frappe. Depuis le matin il va bon pas vers la ville et reçoit les coups et les injures presque sans rien dire. Elle c’est Lillie, la mère de Marco. Elle s’est levée avant l’aube. Elle a guetté jusqu’aux premières lueurs. Quand Kekko a traversé le village et pris la route vers la mer elle l’a suivi, bien décidée à l’empêcher par tous les moyens de trancher la tête de son fils. Elle n’a pris qu’un peu d’eau et des galettes d’épeautre. Elle ne se soucie pas d’elle-même. Son seul but est d’empêcher Kekko, dont le seul but est de tuer Marco. Elle trouvera bien un moyen, le moment viendra où elle saura l’arrêter.

Elle provoque le géant pour le mettre hors de lui. S’il la tue elle, il ne tuera plus son fils. Comme on dit chez eux: on ne tue pas deux fois pour la même cause. Elle tente de lui faire perdre patience.

- Chien! Chien stupide! Idiot! Cocu!

Cocu n’est pas une injure utile. Le forgeron est célibataire. Il n’a jamais le temps pour l’amour. Entre ses cailloux, le charbon de bois et la forge, sa vie est pleine. Et puis il sent la suie à grand nez et ses oreilles n’entendent que le son du métal sur l’enclume. Quelle femme voudrait respirer cette odeur toutes les nuits? Quelle voix serait assez claire pour faire concurrence au marteau?

- Cocu! Cocu! Tu sais pourquoi aucune femme ne veut de toi? Parce que tu pues! Tu pues, homme stupide! Tu pues du matin au soir mais personne n’ose te le dire. Ils ont peur de toi au village. Personne pour te crier la vérité en face. Cocu! Cocu!

Elle ne connaît pas vraiment le sens du mot cocu pour le répéter ainsi hors de propos. Mais elle sait que les hommes n’aiment pas qu’on leur dise.

- Cocu! Chien idiot! Je t’écraserai la tête et je noierai les scorpions dans ton sang. Je peindrai les murs du village avec ton sang. Tout le monde saura que Lillie t’a vaincu. Tout le monde me craindra. Et je ferai revenir mon fils. Et j’en ferai un roi. On le craindra parce que l’on me craindra. Tu m’entends, tête de mule? Sale bonhomme!

Et elle recommence à taper du talon dans les jambes de Kekko. Elle se jette même sur lui et s’agrippe fermement à une cuisse, laissant traîner son corps derrière. Cette fois Kekko est ralenti. Il secoue la jambe mais rien n’y fait. Il regarde la femme dans les yeux et, avec une expression terrifiante, pousse un rugissement qui roule jusqu’à la montagne. Lillie devient encore plus blanche avant de pousser à son tour un cri modulé où elle manque d’arracher ses cordes vocales. L’homme secoue la jambe plus fort et jette la femme quelques mètres plus loin. Puis il reprend sa route. Elle se relève et le suit encore. Au loin on voit les premiers toits carrés de la ville.


*     *     *


Marco n’a presque pas dormi. Il a passé la nuit entre le fond d’un ravin, couché tordu comme un ver, et un replat à flanc de montagne. Des visions, des hallucinations auditives ont défilé pendant des heures. La créature n’était pas seule. Dans les couleurs sans cesse changeantes du sable il a vu des fourmis géantes rôder autour de sa tête. Il a toujours eu peur d’être dévoré par des fourmis. Petit il traçait des cercles à la craie autour de la pierres1.jpgmaison familiale pour les éloigner. Il croyait que c’était efficace puisqu’il n’y avait pas de fourmis dans la maison. Son père lui disait pourtant que les petites bêtes ne mangent pas les grosses. Il savait que ce n’était pas vrai. L’instituteur avait raconté l’histoire d’un explorateur dévoré par des fourmis rouges. Alors il cherchait partout des fourmis rouges et quand il en trouvait il traçait des cercles à la craie autour de la fourmilière. Puis il prenait deux cailloux qu’il frappait l’un contre l’autre en espérant que le bruit les ferait fuir. Il pouvait taper les cailloux pendant des heures à l’entour du village. Il ne craignait ni le soleil ni la soif ni le vent. C’est ainsi qu’il avait appris le rythme. A quinze ans il jouait des pierres et du tambour comme un professionnel. On le demandait pour les fêtes, les mariages et les enterrements. On jouait toujours du tambour aux enterrements. Un rythme long et lent accompagné de voix discrètes. Par moment un homme ou une femme haussait le ton selon son inspiration et tout le monde suivait à la hausse, parfois pendant très longtemps. Puis les voix redevenaient discrètes, jusqu’à la hausse suivante.

Son père était venu dans ses visions. Un regard. Un regard sans un mot. Puis il était reparti. Il l’avait alors cherché dans le ravin. Personne. Sur les flancs de la montagne. Pas de père. Son père était mort il y a longtemps. Tué par la foudre un jour où il chantait au somment d’une colline pendant un orage. Quelques temps après l’instituteur avait pris la place vide dans le lit de sa mère. Marco n’avait pas accepté. Il n’allait plus à l’école. Il passait son temps dans les pierriers à taper le rythme et à imaginer tous les moyens pour faire partir l’intrus. Son caractère naturellement fort s’était encore durci. Sa mère lui disait qu’elle avait besoin d’un homme. Elle ne pouvait pas tout faire toute seule. Et il n’y a pas beaucoup d’hommes au village. Surtout libres! Mais Marco n'acceptait pas. Il préférait taper le rythme en pensant à son père plutôt que d'aller à l'école. Ou il marchait sous la lune pendant des heures et observait les étoiles. Ou il écoutait les bruits aussi loin que son oreille pouvait entendre. Il avait développé une ouïe très sensible. Il pouvait reconnaître les crissements des insectes à cent mètres et en reproduire le son dans ses mains avec un peu de sable.

Avoir vu son père cette nuit fait remonter de nombreux souvenirs. Il comprend mieux pourquoi il quitte le village.

A l’aube il dort quelques heures. Au réveil il ne trouve pas la paix. D’autres visions viennent. Troublées soudain par un rugissement venu de la plaine et suivi par un cri déchirant. C’est alors qu’il découvre la présence d’une femme près de lui.

- Tu as sucé la pierre verte? demande-t-elle.


A suivre.


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Catégories : Carnet d'un rêveur 3 commentaires

Commentaires

  • Bonsoir Homme Libre,

    Je viens de passer un bien agréable moment à lire, j'avais beaucoup de retard, les différents épisodes de votre saga-rêveur. Quand vous donnez libre cours à votre imagination il en sort...des pierres vertes ou bleues, lumineuses en tout cas. J'attends la suite, intriguée maintenant.

    Belle soirée à vous.

  • le passé le poursuit inexorablement,
    quel suspens à la fin!!!
    bizzzouxxx Homme Libre!!!

  • Merci Colette. C'est un bel encouragement de votre part. A suivre donc...


    @ Sarah: et ce n'est pas fini!
    Bizzzouxxx!!!

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