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Carnet d’un rêveur (7)

Ses pieds frappent le sol. Il écrase le monde. Il écrase les chefs. Leur sang vole dans la poussière. Il cogne, grogne, fait rouler des cailloux. L’effet de la pierre a changé. Les cailloux, lourds, sourds tambours, s’entrechoquent et craquent. Il tient dans ses mains des couteaux de soleil. Il saigne, croit-il. Un fleuve de sang. Un fleuve qui charrie l’urine de la terre et la sueur du ciel. Quelle est cette odeur fauve? Un parfum de musc attaché au vent. Il vient d’en bas, glisse au fond des ravines, monte à flanc de rocher, croise le fleuve de pierres et de poussière. Marco court dans ces mouvements contraires. Il court au centre d’un tourbillon, un tourbillon de bruit et de vent.

Il court devant la meute rugissante de ses colères.

gorge2.JPGPlus loin il y a un mur de petits arbres au branches acérées. La pente faiblit. Ici le vent contourne la montagne. Marco s’arrête. Le parfum de musc est intense. Il vient de la plaine. Un souffle de cheval. Un léger hennissement. Du poil. De la transpiration. Ils sont plusieurs qui avancent discrètement. Un cliquetis de métal, un foulard enroulé sur le visage: des guerriers. Il n’y a personne autour de lui. Mais il entend comme s’ils étaient à côté. Il ne saisit pas leur intention. Amis? Ennemis? Protection ou menace? Il est seul pour se défendre. Il ne peut compter que sur un apprentissage au combat reçu au village. Il était l’un des plus forts. Il plaquait au sol deux adversaires à la fois et les maintenait immobiles. Sa puissance inspirait crainte et admiration mais n’altérait pas son jugement. S’il en retirait de l’honneur et une fierté raisonnable, sa devise tenait en deux mots: force et justice.

Un autre bruit vient de derrière. Derrière le mur d’arbres aux branches acérées. Un bruit comme des milliers de becs sur la pierre. Il cherche un passage. Il n’en trouve pas. À quelques pas se trouve pourtant un large passage. Il ne le voit pas. Il ne voit que ce qu’il regarde. Il ne voit pas ce qui est. Il traverse les arbres. Les branches le lacèrent. De l’autre côté il découvre un espace plat et dur, et un grand rocher planté au milieu comme une ancre. Au pied du rocher il reconnaît l’auto du voyageur. L’homme au carnet. Il n’y a personne et la voiture est vide. Comment est-elle arrivée jusqu’ici? Il suit les traces dans le sable. Elles mènent au passage, dernier tronçon d’un chemin qui semble venir de la plaine. Il ne voit pas bien. Ses yeux sont fatigués. Et toujours ce bruit de becs.

Marco tourne autour du rocher. Derrière s’ouvre une gorge étroite entre les parois de la montagne. Il s’y engage. C’est un long boyau lisse aux formes alambiquées, avec des angles et des resserrements. En haut le ciel est une fente. Une faible lumière en tombe et vagabonde. L’odeur de poussière et de musc laisse place à une fraîcheur boisée. Marco parcourt environ deux kilomètres. Encore quelques pas et soudain la lumière est intense. Devant lui s’ouvre un espace rond formé de hautes parois rougeâtres. Le sol est recouvert de sable jaune d’où émergent des plaques de granit clair. Quelques arbres sauvages au vert intense étonnent dans l’aridité de la montagne. Il avance. De la paroi en face un filet d’eau gros comme le poing tombe en cascade sur une pierre plate. Derrière la cascade une grotte fait résonner les gouttes comme des milliers de becs. L’eau coule de la pierre vers le pied des arbres et se perd dans le sable.

- Ne bouge plus! tonne une voix dans son dos.

Marco ne voit personne.

- Ne bouge pas et reste où tu es. Un pas et tu es mort.

Il cherche en vain d’où vient la voix.

- Moi je te vois bien. Mon fusil est pointé sur toi. Un pas et je tire. Qui es-tu?

- Marco.

- Marco? Cela ne veut rien dire. Marco, ce n’est rien. Qui est Marco?

- Que voulez-vous dire?

- Qu’est-ce qui fait de toi un être particulier? Un être que l’on peut distinguer des autres?

- Que dois-je répondre? Je ne comprends pas.

- Si tu ne peux répondre alors tu n’es rien. Rien qu’une parcelle de la masse.

- Je ne suis pas rien.

- Tu n’est qu’une réplique. Tu parles comme les autres avant toi. Tu te lèves et te couches comme eux. Tu penses comme eux. N’est-ce pas ainsi?

- Pourquoi en serait-il autrement? répond Marco. Devrais-je inventer un langage pour exister? Un langage que je serais le seul à comprendre? A quoi me servirait de parler une langue unique si c’est pour être comme un étranger dans ma propre maison?

Après un silence la voix reprend:

- C’est une bonne réponse. Tu es malin. Mais n’importe qui peut être malin. Cela ne dit pas qui tu es.

- Je suis celui qui marche dans le désert, s’exclame Marco.

- La belle affaire! Et alors? Tout le monde marche dans le désert. La plaine d’où tu viens a vu passer des myriades d’humains avant toi. Depuis la nuit des temps les maîtres et les esclaves marchent. Mais qui sont-ils? Connais-tu leur histoire personnelle? Sais-tu s’ils ont fait une seule chose qui les aurait distingués de la masse?

La voix roule entre les murs de montagne.

- Je suis Marco et j’ai quitté mon village.

- Et alors? Tout le monde quitte son village.

- Pas chez moi.

- Chez toi aussi. Un jour on quitte son village pour chercher fortune. Ou pour une femme. Ou pour un homme. Ou pour le pays de la mort. Je n’entends rien d’extraordinaire. Rien.

- Je l’ai quitté par colère.

- Pfou! Quelle folle importance donnes-tu à ta colère! Comme si elle était unique. Allons, la colère appartient à tout le monde. Ta colère te lie encore plus solidement à la masse. Dis-moi, dis-moi donc ce que ta colère a de particulier?

- C’est la mienne! Je la vis, elle est dans mon corps et mes pensées, elle est dans mon propre coeur! Elle n’appartient à personne d’autre!

- Oui, oui. C’est ce que l’on croit. Il suffirait alors d’une émotion courante, banale, pour exister? Il suffirait que le coeur batte un peu plus vite pour nous donner une identité? Je vais te dire comment tu t’appelles: cent-quatre-vingt pulsations.

- Quoi?

- Tu t’appelles cent-quatre-vingt pulsations.

- ...

- Si la colère est ton identité, si elle est toi parce que ton coeur bat plus vite, tu t’appelles cent-quatre-vingt pulsations par minutes. C’est le nombre de battements de ton coeur quand tu es en colère.

- Pourquoi jouez-vous avec moi? J’aimerais m’asseoir.

- Tu peux t’asseoir.


*     *     *

A suivre.

 

 

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