Les mots de Kekko frappent le jardin comme un marteau. Des serpents sifflants lacèrent l’espace dans les têtes. Le pacte des forgerons! La dernière fois qu’il fut évoqué il y eut un bain de sang. Pour un mot de travers. Un forgeron éconduit avait froissé la fille d’un chef. Ici chaque mot compte, même le plus léger. Des morts, des mutilés, des rues noyées de rouge. Des cris, et des larmes pendant des semaines. La ville et toute la province furent sinistrées. Un festin de bêtes. On voyait, jusqu’au fond des ventres découpés, la violence qui parfois déshabille l’humain.
Le clan de la montagne et celui du sel s’étaient alliés. Ils envoyèrent des hommes pour laver l’affrront. Une cinquantaine de guerriers à cheval. Aux portes de la ville ils provoquèrent la confrérie des forgerons. Les guerriers mirent le feu à une première maison. Une famille était enfermée à l’intérieur. On entendit les coups sur la porte. Puis les cris. Puis les hurlements. Puis plus rien: le toit s’était effondré en flammes, effaçant ce qui restait de vie. Quand les forgerons arrivèrent c’était fini. Trop peu nombreux et moins entraînés ils demandèrent l’aide des marchands. Le combat dura plusieurs heures. On se battait avec toutes les armes disponibles. Les cavaliers avec leurs sabres durs et légers et des hachettes, les forgerons avec de longues épées difficiles à manier ou des couteaux, et les marchands ramassaient ce qu’ils trouvaient dans les maisons proches pour en faire des projectiles ou des massues. Les habitants s’étaient réfugiés près du port et déjà des bateaux les emmenaient en mer pour les protéger. Mais il n’y avait pas assez de bateaux. La puissance des cavaliers en terrain découvert était impressionnante - irrésistible. Quand ils firent céder le barrage des forgerons ils foncèrent à travers la ville vers les groupes apeurés qui remplissaient les quais. C’étaient des cibles faciles. On dénombra douze morts et de nombreux blessés. Les forgerons attirèrent alors les cavaliers dans des ruelles où il se battirent mètre par mètre. Dans ces espaces étroits ils étaient maîtres du terrain. Les membres des clans tombaient. Quand enfin ils trouvèrent le forgeron coupable il tranchèrent sa tête. Les cavaliers survivants repartirent vers leurs clan. La dette était payée. A quel prix! Vingt morts: sept forgerons, quatre marchands, et neuf guerriers avec leurs chevaux. Sans compter ceux des quais. Tous ces morts, pour l’honneur d’un chef et de sa fille! Jamais on ne faisait de guerre pour un paysan. Dans le système vertical ceux qui sont au-dessus comptent plus que les autres.
On critiqua durement les autorités pour ne pas avoir fait la police. Le gouverneur de la province démissionna. La ville était sous le choc. Le soir, à la lumière des lampes, on resta accablé pendant des semaines, comme dans un creux. Puis on recommença à parler. L’honneur valait-il autant de morts? Le sang était-il la seule manière de payer une dette? Et la dette, encore faudrait-il en examiner les raisons et les conditions. L’honneur et le respect ont souvent été imposés par la force. Cela n’a pas fait disparaître l’injure de la surface de la Terre. Même la peur de la mort n’empêche pas l’atteinte à l’honneur. Mais le monde est ainsi. Il faut tuer l’injure si l’on est assez fort. Ou en être humilié devant tous si l’on est plus faible et mourir un jour la honte au coeur. Dans les villes modernes du nord il est interdit de faire justice soi-même. Un juge la rend au nom de la victime. Dans les villes du nord les gens ne se battent plus pour être respectés. Ils sont sortis de leur corps. Ils n’ont plus de corps. Ils n’ont plus qu’une grosse tête qui pense et des juges avec des têtes encore plus grosses qui décident à la place de tout le monde. Il y a aussi des sages qui disent qu’il faut se respecter et pardonner l’offense. Dans le système vertical ce sont surtout ceux d’en bas qui les écoutent. Ceux d’en haut font toujours couler le sang et régner la peur.
- Je sais ce que certains pensent, reprend Kekko. Le pacte est une tradition ancienne, du temps où les corporations étaient puissantes et entretenaient leur propres milices contre les ennemis. Aujourd’hui l’Etat défend les corporations. Elles n’ont plus le droit de lever leur milices. Elles n’en ont d’ailleurs plus la puissance.
Il fixe chaque personne dans les yeux.
- Regardons-nous mes amis! Pauvres forgerons qui travaillons à la petite tâche, au petit prix, pour survivre petitement quand le monde nouveau fabrique des objets solides et beaux pour presque rien. Combien coûte un cheval? Et bien une automobile coûte à peine plus cher. Que nous reste-t-il?
Kekko interroge du regard. Il répète plus fort:
- Que nous reste-t-il? Avons-nous encore une place? Pouvons-nous prétendre à quelque dignité? Exigeons au moins l’honneur, si la grandeur nous abandonne! Qu’un jour nos enfants disent de nous: c’est mon père, c’est ma mère, j’en suis fier. Ils n’ont jamais démérité. Préférez-vous les voir partir en disant que nous appartenons au passé? Que jamais ils ne voudraient nous ressembler?
On l’écoute attentivement. Le ton fait autorité.
- Qu’ils disent un jour de nous: ils ont vécu à une époque difficile mais ils sont restés droits. Ce que nous avons reçu doit continuer pour notre descendance. C'est le cycle de la vie. Si nous abandonnons, nous renions ceux qui nous ont transmis leurs règles. Autant dire que si nous abandonnons nous sommes pires que morts.
Le président l’arrête finalement.
- Oui, oui, Kekko, nous comprenons fort bien tout cela. Mais j’aimerais que tu dises à nos hôtes le motif précis de ta visite. De quoi as-tu besoin?
Kekko expose le conflit avec Marco, son départ, et le désarroi des chefs du village. Il souhaite que l’on enquête. Marco a-t-il été vu en ville ou dans les environs? Il demande qu’on l’aide à le retrouver.
- Après je ferai ce que j’ai à faire.
- Et que feras-tu? demande un homme qui n’a qu’un bras.
- Je le tuerai.
Un bruit de branches cassées, des pas précipités et un grand cri viennent du fond du jardin.
- Non!
- Qui va là? demande le président.
- Non! Non non non! Tu ne le tueras pas.
Lillie surgit de l’ombre.
- Qui est-ce? Qui es-tu?
- Si tu le tue je te tuerai!
- Comment es-tu entrée? Qui es-tu?
- C’est la mère de Marco, dit Kekko. Elle me suit depuis mon départ. Je croyais l’avoir perdue en ville.
Lillie se jette sur Kekko et mord son nez jusqu’au sang. Kekko crie, la prend au cou et serre de ses mains puissantes jusqu’à la voir pâlir. Elle lâche enfin. Le nez du forgeron est rouge. Le bout est arraché sur un bon centimètre et pend. On s’empresse autour de lui. On apporte de l’eau et du coton pour nettoyer et panser la plaie. Lillie s’est reprise et tape sur sa tête. Sa bouche et son menton dégoulinent du sang de Kekko. Il faut deux hommes solides pour l’éloigner et la maintenir. Elle crie encore.
- Non non non! Je te tuerai avant, et si je ne peux le faire avant je te tuerai après. Tu ne toucheras pas à mon fils. Par tous les diables de l’enfer sois maudit si tu touches un seul de ses cheveux!
L’assemblée si concentrée est soudainement agitée et bruyante. Dans le charivari qui suit chacun relâche en partie la tension qui s’était installée. Les uns lancent des imprécations, d’autres s’opposent à Kekko. D’autres encore vont voir le nez, le touchent, appuient en demandant si cela fait mal. Le sang coule de plus belle. On bouge, on s’affaire, on renverse une assiette, puis la table où sont posés les plats. Pour un peu le feu serait éparpillé contre la maison. Le président tente de mettre de l’ordre. Il n’y parvient pas. Le nez de Kekko est au centre de l’attention. Il faut aller chez le médecin et recoudre, disent les uns. Non il faut couper, disent les autres. Quand le sang coule moins Kekko pose une compresse et la tient serrée.
- Ecoutez-moi. Ecoutez-moi! Mon nez se recollera. Revenons à Marco.
Les femmes et les hommes regagnent leurs chaises. Chacun commente encore ce qui s’est passé. Lillie est maintenue à l’écart.
- Ecoutez-moi.
Le silence revient. Ils regardent le rouge s’élargir sur la compresse de coton clair.
- Je vous le demande solennellement: êtes-vous prêts à respecter le pacte et à m’aider?
L’homme qui n’a qu’un bras prend alors la parole.
* * *
A suivre.