Marco pourrait s’asseoir près de la cascade. Il ne le fait pas. La voix obscure jaillit encore des murs.
- Cette eau n’est rien. Un filet, un fil. Rien! Ni odeur ni nuages. Encore moins d’infinité. Tu peux t’asseoir si tu veux. Tu peux la boire. Tu n’en auras que pour ta soif. Rien pour le voyage. Rien pour le rêve. Cette eau tombe et disparaît. Tombe donc, et disparais! Personne ici ne t’a appelé. Il n’y a pas de mer. Pas de mer! Pas d’infinité. Si tu connaissais la mer tu ne serais pas venu te perdre dans cette montagne. Ah, la mer et ses promesses. Connais-tu la mer? Que connais-tu de la mer?
Marco ne dit rien. Il ne faut rien dire. Seulement attendre. Il scrute les cavités dans le mur de pierre circulaire. Elles sont trop sombres et la lumière du ciel l’éblouit. Il ne voit rien.
- Où êtes-vous? Pourquoi vous cacher? Je sais qui vous êtes. J’ai croisé deux fois votre voiture. Sortez, que je vous voie!
Marco oublie la menace du fusil et tourne dans cette excavation ronde. Puis il s’enhardit et pénètre à l’intérieur d’une des grottes.
- Ohé! Où êtes-vous?
- ... Ohé... ê... ou...
L’écho vient de partout. L’effet de la pierre trouble toujours son esprit.
- Je vous entends! Combien êtes-vous?
- ... E... ous... en-en... iii...ê... ou...
Il avance dans l’ombre. La caverne donne accès à un étroit tunnel plus haut que sa taille. Rapidement l’air fraîchit. Le tunnel conduit à une petite salle faiblement éclairée par une faille vers le haut. De cette salle partent trois autres tunnels.
- Lequel prendre?
La voix sans corps semble proche de lui.
- Lequel prends-tu? Dans l’un des tunnels un trou te fera chuter. Un puits profond d’où personne ne pourra te sauver. Dans le deuxième tu trouveras un nid de scorpions affamés. Le troisième est une impasse.
Marco tente d’attraper son interlocuteur. Il accomplit des mouvements brusques des bras mais n’accroche que du vide. Croyant le sentir dans son dos il fait volte-face. Personne. A sa droite. Personne. Il tourne encore jusqu’à voir quatre entrées de tunnels. Il ne reconnaît pas celui d’où il vient. Quatre entrées.
- Alors, lequel?
Il ne bouge plus. Il est figé. L’effet de la pierre accentue sa lucidité. Il connaît cet état. Il le connaît depuis l’enfance. C’est un ressac. Il revoit des scènes comme s’il les vivait à nouveau. La grande peur qui s’était emparée de lui quand, enfant, il était parti trop loin du village. La nuit l’avait surpris. Ce n’est pas que le chemin fût invisible; la faible lueur des étoiles éclairait la trace. C’était la peur. Peur d’être là, seul, dans cette immensité, ne voyant même plus les toits des maisons ni la montagne contre laquelle le village était accolé. Il s’était assis sur un rocher comme sur un promontoire où il aurait été hors d’atteinte des bêtes sauvages et des ennemis de toutes sortes qui peuplaient, croyait-il, l’espace qui l’entourait.
La peur! Mais pourquoi donc l’avait-elle pris si intensément? Les bêtes sauvages n’existaient que dans son imagination. Les lions du désert, les guépards, les hyènes moqueuses et les ours sabres avait disparu depuis longtemps de la région. Il aurait pu croiser un renard des sables, tout aussi effrayé que lui. Il y avait les serpents. Et les scorpions. Et les rats du désert qui vous mordent jusqu’à l’os s’ils ne trouvent pas d’autre proie. Bien sûr les serpents peuvent être dangereux. La plupart d’entre eux se contentent d’insectes comme des sauterelles ou des scarabées. Mais certains sont capables d’injecter un venin. La plaie gonfle et devient noire et très douloureuse pendant plusieurs jours. Sur le rocher, il était à l’abri des serpents. Mais pas des scorpions. Aussi regardait-t-il autour de lui en permanence pour tenter d’apercevoir, dans la presque obscurité, ces bêtes dont le dard est porté comme un sabre.
Son imagination était fertile. Les bêtes sauvages supposées le menacer n’en étaient que plus grandes. La peur et l’imagination font bon ménage dans l’esprit des enfants. Ce ménage ne divorce pas une fois adulte. C’était donc la peur qu’il rencontrait ici, à l’intérieur de cette montagne. Il devait choisir un chemin parmi quatre sans savoir lequel le conduirait sain et sauf vers un lieu plus confortable. Sa conscience modifiée donnait à cette petite salle de pierre un caractère métallique. Ce n’était pas un étau, plutôt un sorte de bandage de fer collé sur la paroi et que rien pouvait transpercer. Enfant, sur le rocher, il s’était aussi senti enfermé. Un enfermement terrifiant puisqu’autour de lui il y avait tout l’espace. Les murs n’existaient qu’en lui-même. Les murs en soi sont les plus infranchissables.
Pendant des heures il avait combattu l’envie de disparaître. Mais il n’avait pas trouvé le courage de descendre du rocher et de reprendre le chemin du village. Il aurait pu crier. Mais crier c’était comme les trompettes de Jéricho: faire écrouler le mur que sa peur construisait. La peur avait été plus forte. Il était resté là pendant des heures. Transi dans la nuit fraîche du désert. Il pensait être seul au monde. Perdu. Abandonné de tous. Personne n’aurait l’idée de venir le chercher ici. D’ailleurs le village était trop loin pour que quelqu’un s’aventurât au risque d’affronter les bêtes sauvages qu’il imaginait et qui, au fil des heures, devenaient de plus en plus énormes. Le croissant de lune montante avait disparu. Il s’était alors endormi.
Une forte douleur à la jambe l’avait réveillé. Une douleur aiguë. Une sorte de piqûre ou de découpage, comme à l’aide d’une pointe de couteau. Une grande angoisse l’avait saisi. Mais il ne criait toujours pas: les monstres l’auraient repéré. Il restait collé au rocher sans bouger, avec cette douleur dont l’intensité augmentait rapidement. C’était sûrement un serpent. Ou un scorpion. Alors il pensa qu’il allait mourir. Ses brèves années de vie repassèrent devant ses yeux. Il n’y avait rien à en garder. Il était trop jeune. Son existence n’avait pas encore marqué le monde. Il allait donc mourir seul et inutile. Inutile, il ne le pensait pas. C’était seulement un sorte de sentiment diffus d’arrière-plan, une chose que l’on voit sans la voir. Il s’était mis à pleurer doucement. Il pleurait sur lui-même. Il pleurait d’être abandonné. Personne ne viendrait le sauver. Cette idée resta longuement dans son esprit.
Plus les heures passaient plus le désespoir grandissait. À un moment il ne lui importa plus d’être dévoré par les monstres. Il pensa même que ce serait un soulagement. Malgré la douleur persistante à sa jambe il se leva, descendit du rocher et se mit à courir, à courir, comme s’il cherchait la sortie d’un monde qui se dérobait et s’allongeait à mesure qu’il avançait. Il courut sans savoir combien de temps. Courir était son salut. En courant il ne pensait pas. Quand il s’arrêtait, essoufflé, le désespoir revenait et les larmes sortaient à gros bouillons. Alors, bien que ses muscles fussent douloureux, il reprenait sa course. Il courait, il courait. Peu importait où il allait! Ce qui comptait c’était l’action. Longtemps après cette expérience il avait retenu cette idée: l’action comptait, pas les larmes. Quand le jour commença à pointer il courait encore. Quand le soleil se leva, il courait encore. Quand la fraîcheur de la nuit céda devant l’onde tiède qui galopait sur le désert il courait encore. Il avait oublié la douleur qui mordait sa jambe. Il avait oublié la peur qui mangeait son coeur. Il avait alors entendu des voix qui appelaient. C’étaient les gens de son village
De retour à sa maison, ses parents l’avaient serré dans leurs bras comme un fils perdu qui revient. On regarda sa jambe: un grosse fourmi était écrasée sur la peau. Elle avait fait une petite entaille et les chairs autour étaient rougies. Tout cela pour une fourmi! À huit ans cette fourmi fut le plus grand ennemi qu’il avait affronté. Pendant longtemps il n’accepta pas que l’on se moque. Grâce à cette fourmi sa peur et son désespoir avaient une raison d’être. «Elle aurait pu être venimeuse, ou dévoreuse, dévoreuse d’enfants! On connaît des fourmis rouges qui mangent les gens.» L’instituteur avait raconté en classe l’histoire de ces fourmis qui ne laissent de vous que des ossements et la ceinture de votre pantalon. Bien des années après cet épisode, il commença à en sourire. Mais aujourd’hui il retrouve cette angoisse, cette impossibilité d’agir, ce sentiment d’être seul et abandonné.
Il se rappelle encore la mort de son père. Impalpable, insaisissable, incompréhensible. Ce fut la même immobilité. Pendant des semaines il resta intérieurement figé sur l’absence. Figé dans l’attente d’un retour, pour ne pas avoir à accepter l’inexplorable dramaturgie de sa vie sans ce héros. Pour ne pas voir qu’il entrait dans la solitude. Une solitude que rien n’allait plus remplir désormais. Sa mère lui avait donné beaucoup d’amour pour compenser l’absence. Elle se sentait probablement redevable envers lui du départ brutal d’un pilier dans sa construction intérieure. Pourtant elle n’avait aucune responsabilité dans la mort de son mari. Le destin est comme il est. Un tigre. Il dort paisiblement sur le côté. Il montre son ventre. On n’a même pas peur. Il vous donne confiance. Il vous laisse aller et venir. Vous approchez, perdez toute vigilance. Et quand plus aucune crainte salutaire ne vous habite, quand vous croyez être devenus immortels, le tigre, dont vous n’aviez pas vu l’oeil entrouvert sous les plis de la paupière, le tigre se réveille. Et malgré sa masse que l’on dirait pataude, que l’on voudrait prévisible, il bondit et de sa patte il vous arrache le coeur.
- Alors, dit la voix qui semble se multiplier dans toutes les directions, que vas-tu faire ? Rester là? Ou prendre un tunnel? Ah, tu ne sais plus que décider. Par où es-tu venu? Tu l’as oublié. Un des quatre tunnels te ramène à la lumière. Mais lequel?
Le son de la voix s’est amplifié et c’est maintenant un éclat de rire tonitruant qui transperce ses oreilles.
A suivre.
Commentaires
Merci pour cette superbe histoire ! Y a t il une suite ? Je l'attends avec impatience !
Merci Léo. L'histoire est en stand by. J'ai été surpris par l'ampleur qu'elle prenait et j'ai bloqué... Ensuite d'autres choses se sont mise en avant. Mais j'y reviendrai, elle n'est pas finie dans ma tête.