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Un mardi après la fin du monde (1)

Début d’une courte nouvelle de Noël que je publie par tranches dès aujourd’hui.


Jeudi 20 décembre, 08 heure 40


Ce matin le vent souffle en zigzag sur la longue route qui file entre les bosquets. Un petit groupe avance avec peine. Il y a six hommes et quatre femmes, chargés de sacs, baluchons, couvertures et valises. Les yeux sont enfoncés dans le visage. La fatigue marque les traits. Ils se courbent, protègent mains et tête contre la rudesse du froid. Ils ne parlent pas. Ils se serrent les uns contre les autres pour se tenir chaud. Ou pour se rassurer.

hiver,fin du monde,froid,neige,vent,montagne,noir,grotte,termite,Ils sont partis au milieu de la nuit. Ils ont abandonné les voitures plus bas dans une vallée avant de prendre cette route. On ne sait pas s’ils sont des pèlerins saisis de leur quête, ou des fous perdus dans l’immensité de rêves inaccessibles. Depuis des jours ils s’étaient enfermés dans la maison de celui qui marche en premier. Ils avaient longuement médité, partagé des repas et des boissons étranges, lu des histoires apocalyptiques où des vagues inouïes submergeaient les montagnes après des tremblements de terre dont rien n’aurait permis d’imaginer la puissance. Ils avaient regardé des images puisées à la source d’Internet, qui montraient des scènes incommensurables de destruction. On y voyait des villes couchées dans le lit de la mer. Des fleuves avalant les bêtes et les hommes. Des feux brûlant des forêts jusque dans les racines des arbres, ne laissant que des trous noircis. Des volcans se fissurant en deux parties, dont la lave filait à la vitesse d’un train. Des vents supersoniques envolant les maisons, les automobiles, les camions, écornant les sommets des montagnes de granit.

Pendant une semaine ils s’étaient préparés au pire. Les images et récits annonçant la fin du monde avaient imprégné jusqu’à leurs os. Ils connaissent leur mort avant que de la vivre. Comment pourraient-ils encore échanger quelque chaleur alors que leur sort est déjà inscrit dans ce paysage? Le dénouement est proche. Ils ne trouvent plus ancrage qu’au fond, au très profond d’eux-mêmes, dans un endroit où la pensée d’un humain ordinaire n’oserait s’aventurer en temps ordinaires. Mais le temps n’est plus ordinaire et les humains ne sont plus les mêmes. Le temps est fou. Le temps est dur. Le temps est froid. Leurs corps avancent presque seuls. Leur esprit est absent. Ils perçoivent, dans une lucidité rare, leurs pieds sur la route, leurs muscles tendus et tremblants, leurs cellules résignées, la caresse de glace dans leurs poumons, et ils savent que bientôt ils ne sentiront plus rien.


*  *  *


9 heures 10


Anouchka est dans la cuisine. Elle prépare une soupe chaude. Son corps long et frêle est couvert d’une épaisse robe grise et rouge. Une cascade de cheveux clairs entoure son cou et lui tient lieu d’écharpe. Ses cheveux sont devenus blancs quand elle avait dix-neuf ans. On n’a jamais su pourquoi. Les médecins ont envisagé un accident, une grosse fatigue, ou la perte inattendue d’un proche: rien de tout cela. Ils ont cherché quelque maladie rare ou une carence de vitamines: Anouchka se portait comme un charme. Un spécialiste en image lui avait alors proposé de tout raser et d’aller tête nue. Un autre de faire d’une coloration à mi-longueur. Un troisième d’implanter des mèches noires alternées avec d’autres couleurs. Elle n’avait rien voulu changer. Elle avait gardé ses cheveux blancs. Elle trouvait cela beau et original. Elle se voyait en ange. Il ne lui manquait que les ailes. Quand il neigeait, elle semblait être une apparition, droite au milieu des flocons.

Le feu rauque souffle doucement dans la cuisinière. La grande maison résonne des coups de marteau, du raclement du rabot et du crissement des limes. Termite, son compagnon, travaille dans la remise. Il répare un volet. Le froid et le vent sont attendus pour plusieurs jours, et la neige avec. Il veut finir ce matin avant que les courants d’air ne rentrent par les jointures d’une fenêtre trop peu protégée. Anouchka entend déjà le sifflement qui passe entre le bois et la pierre. Elle tourne la soupe dans une grande casserole. Elle hume, regarde, remplit sa cuillère de bois, souffle pour refroidir et goûte. Elle décide que la soupe est prête.

- Termite!

La porte-fenêtre de la cuisine donne sur l’entrée de la remise et le haut du jardin. La route s’arrête là, dans la cour. Le ciel bas cache les montagnes. Termite sort de la remise. Derrière lui des ombres apparaissent, des humains engrappés comme un animal à vingt pattes. Ils semblent désorientés. A travers les carreaux Anouchka voit Termite se retourner. Il se dirige vers le groupe qui s’arrête. Elle n’entend pas ce qui se dit. Au bout de quelques minutes Termite fait signe de le suivre, et voici la petite troupe qui vient vers la cuisine. Elle ouvre la porte.

- Achka, dit-il, laissons-les se réchauffer un moment à l’intérieur. Ils vont à la Grotte noire. Ils sont gelés.

Anouchka ouvre grande la porte et fait signe d’entrer. Le groupe envahit la cuisine. On pose les sacs et baluchons où l’on peut, on défait les manteaux, ôte châles et bonnets, pendant que Termite apporte quelques chaises d’une pièce voisine de la cuisine. Les plus jeunes s’assoient en tailleur à même le sol de catelles. Celui qui semblait marcher en tête prend la parole.

- Merci pour votre hospitalité. Nous faisons route depuis trois heures dans le vent et le froid, et nous nous sommes perdus il me semble.

Termite regarde chacun, s’enquiert de son confort, soulève le couvercle de la casserole, hume l’odeur épaisse de la soupe.

- Achka, demande-t-il, est-il permis d’en servir une tournée?

Anouchka passe près de lui et se serre contre son corps pour attraper des bols dans le haut d’un placard, qu’elle remplit ensuite un à un et distribue à la ronde.

- Nous allons à la Grotte noire, reprend l’étranger. Nous sommes perdus. Nous pensions suivre la route jusqu’aux collines plus loin que votre maison, mais il n’y a plus de route.

- Elle s’arrête ici, dit Anouchka. Après il n’y a plus de route.

- Plus de route?

- Plus de route, renchérit Termite.

- Ce n’est pas le chemin de la Grotte noire? Nous sommes-nous trompés?

- Vous ne vous êtes pas trompés. Notre maison est à la fin de la route. Après c’est un sentier.

- Pourriez-vous nous l’indiquer?

- Qu’allez-vous faire à la Grotte noire, en plein hiver, en plein décembre?

- Attendre la fin du monde, dit une des jeunes filles, serrée dans les bras d’un garçon au regard perdu.

Anouchka sursaute.

- Quoi? La fin du monde?

- Oui. Nous avons décidé de passer nos dernières heures ensemble et de mourir dans la montagne.

- Comment pouvez-vous croire à ces balivernes? Vous allez certainement mourir, mais pas de la fin du monde: de froid! La tempête est annoncée.

- Tous les signes parlent, reprend le premier. La fin du monde est proche. Le monde va disparaître. Nous voulons sentir venir cette fin et accueillir la délivrance.

- En quoi serait-ce une délivrance?

- Le monde est mauvais, vous le savez bien. Il est de plus en plus mauvais et corrompu. Il n’y a plus de place pour la bonté. Même les plus purs sont peu à peu corrompus par les luttes fratricides entre humains. Personne ne peut garder son âme claire. Tous nous sommes contaminés. Il n’y a plus de rédemption. Les guides nous ont abandonnés, ou dispensent des enseignements dignes des tyrans. Il n’y a plus rien à sauver. Le monde ne mérite plus de continuer.

Anouchka ouvre grands les yeux. Termite interroge.

- D’où vous vient cette croyance? D’où pensez-vous que la Terre doit être punie?

- C’est annoncé dans tous les livres sacrés. Un jour il faudra payer. Ce jour semble venu.

- Mais comment pouvez-vous croire à des bêtises pareilles? Qui, au nom de quoi, peut décider de détruire le monde? Et par quelle main agirait-il?

Le chef du groupe se tait. Près de lui, une femme au visage clair comme la neige prend sa main.

- Moi je n’y crois pas, dit-elle. Je crois que les humains ne sont pas punis par le ciel. Ils se punissent assez eux-mêmes. Je ne crois pas à cette fin du monde.

- Pourquoi êtes-vous là, alors, demande Anouchka?

- C’est mon mari. Je n’ai pas su le décourager. Je ne veux pas le laisser seul, même si c’est une folie.

L’homme se lève, termine son bol de soupe et dit aux autres:

- Il est temps. Nous devons partir et trouver la Grotte noire. Madame, Monsieur, je vous remercie pour votre hospitalité. Pouvez-vous nous indiquer le sentier?

La petite troupe se lève, s’habille et sort. Termite montre la direction à prendre. «Soyez prudents, dit-il. La montagne est difficile. Il y a des trous. L’entrée de la Grotte noire est au pied d’une falaise, entre les racines d’un chêne. Il faut une corde pour descendre. Ou même une échelle souple. Laissez la corde attachée à l’arbre sinon vous n’arriverez pas à ressortir.»

- Nous n’y allons pas pour ressortir, dit le chef du groupe. Nous y allons pour attendre la fin. Adieu Monsieur, et merci encore.

La troupe s’éloigne en file indienne et leurs manteaux se fondent bientôt dans le gris du ciel qui commence à toucher la terre. Les premiers flocons virevoltent dans l’air qui sent le moisi sec et piquant et le bois rocheux.


*  *  *


14 heure 20


Termite a terminé sa réparation. Le volet est en place. On entend siffler le vent dans le jardin. La neige est plus dense. Anouchka lit près de la cuisinière. Termite sculpte une branche sèche et dure. Il creuse, lisse, arrondit les noeuds du bois, troue. Termite aime travailler le bois. C’est ainsi qu’il avait rencontré Anouchka. Il travaillait une planche épaisse dans une foire de village. Elle avait été attirée par ses mains qui couraient sur le bois comme le vent sur les prés, légères, rapides, précises. En quelques gestes il avait fait apparaître un paysage sur la planche: une vigne, devant une montagne où la lumière d’un soleil couchant était presque palpable. Fascinée, elle lui avait commandé une sculpture. Ils s’étaient revus. Etaient tombés en amour. Cela durait depuis dix-sept ans. Ils vivaient des commandes qu’il recevait, et de son travail à elle. Elle était traductrice de livres scientifiques. Elle jouait aussi du piano et parfois accompagnait des musiciens lors de concerts peu payés où la ferveur remplaçait l’argent. Un jour, alors qu’il travaillait le bois avec une concentration soutenue, elle avait éclaté de rire.

- Termite! lui avait-elle dit. Tu es une vraie termite. Tu es le maître du bois!

Depuis ce surnom lui était resté: Termite, maître du bois.


 *  *   *
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20 heures 38


Anouchka joue au piano. Termite a presque fini de sculpter un visage dans la branche. La neige a recouvert la campagne. La lumière extérieure au-dessus de la porte de la cuisine donne au jardin cette douceur des nuits d’hiver, quand tout est lisse. Mais le vent est plus fort et les premières congères se forment sur la route. Dedans il fait chaud. Termite aime Anouchka. Quand elle joue du piano c’est comme si le monde était délivré des ses épines. Lui, ours parmi les ours dont la vie précédente était marquée de fierté et d’indépendance, lui que l’on disait macho tant il tenait toujours tête à celles qui l’approchaient, aussi vite fatigué que séduit, avait ouvert son coeur à celle-ci. Anouchka avait su. Bien qu’elle-même se demandât toujours comment elle avait fait. C’était elle. Avec elle Termite avait douté - il savait si bien le faire. Il avait hésité, énervant son monde comme à l’habitude. Mais elle avait tenu bon et il s’était incliné devant elle, lui rendant hommage pour cette lumineuse humanité qui l’avait vaincu.

Soudain on entend comme des cris. Des cris qui viendraient de derrière la maison. Termite se lève et sort pour écouter. Ce sont bien des cris. Des cris de femme. Termite allume une deuxième lumière. Une silhouette apparaît dans la neige. Elle court, glisse, tombe, se relève et court encore. Elle est là, essoufflée.

- Au secours! Au secours, aidez-nous. Il est tombé en descendant. Il s’est cassé quelque chose. Venez nous aidez, s’il vous plaît.

Sa parole est confuse. Termite la fait entrer. Anouchka vient à la cuisine. Le chef du groupe, le mari de cette jeune femme, entrait dans la Grotte noire après les autres. Elle devait descendre derrière lui. La corde s’était rompue. Il avait glissé et était tombé quatre mètres plus bas. Impossible de le remonter: il n’y avait plus assez de corde, et l’entrée était hors d’atteinte. A la lumière des torches on avait vu une fracture ouverte du fémur. Il souffrait atrocement.

Termite écoute le récit. Il demande à la jeune femme s’il y a de quoi le soigner sur place. Non, ils n’ont rien prévu. Ils ont de quoi manger jusqu’à demain et des couvertures contre le froid. C’est tout.

- Achka, je dois y aller. Peux-tu m’aider à préparer mon sac? Le gros.

Anouchka ne discute même pas. Elle sait que Termite doit aller aider. C’est Termite. Avec ses mains comme le vent, c’est la deuxième raison pour laquelle elle l’aime. On rassemble des habits chauds, de quoi manger et boire pour deux jours, une pharmacie de secours, des bandages solides, une grosse lampe avec une réserve de piles, de quoi faire du feu. Et un sac de couchage de haute montagne. Termite s’habille. Anouchka l’aide à enfiler ses bottes chaudes.

- Appelle les secours Achka. Je doute qu’ils puissent venir ce soir. Nous les attendrons à la grotte demain.

Il l’embrasse. Une étreinte forte avant de plonger dans la nuit avec la jeune femme.

La neige a noyé le paysage dans une mer blanche et continue à tomber dans un vent qui maintenant lacère le visage.


A suivre.

 

Catégories : Liberté, Poésie 1 commentaire

Commentaires

  • C'est "L'Arrache-bug à Bugarach" et le média-buzz de tous ces journalistes qui s'intéressent à l'anéantissement de l'Homme plutôt qu'à sa lumière... Je me réjouis de la suite de votre histoire d'extra-terrestres qui ont oublié d'être des Terriens prêts à aimer la Terre et les humains tels qu'elle donne au monde et tel qu'ils, les humains, sont avec leurs qualités, leurs défauts, leurs sainteté et leurs crimes. Sans le Mal comment aurions-nous la notion et la perception de faire le Bien? Bien et Mal sont à l'origine de l'Histoire des Hommes et dans les gènes de l'Humanité. C'est ce qui fait de nous des êtres philosophiques, spirituels, et artistiques. Et ce sens donné à la vie qui fait de nous des êtres perfectibles ou en pleine déchéance jusqu'à notre mort physique. J'écris mort physique, car l'être spirituel, philosophique et artistique est un mystère qui ne concerne pas seulement un éventuel au-delà. C'est un mystère complet dans l'emprunte de notre Histoire puisque nous sommes en contact étroit, à travers les traces laissées, avec toute l'Humanité défunte.

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