Vendredi 21 décembre, 01 heure 15
De la maison à la Grotte noire on met trois heures par temps sec. Cette nuit l’épais tapis de neige ralentit le pas. Termite parle peu. Il s’économise. La jeune femme parle beaucoup. Elle se nomme Hélène. Son mari, blessé dans la grotte, Michal. Il est ainsi depuis qu’elle le connaît: à l’affût d’informations sur la décomposition du monde. Elle ne comprend pas. Il parle de théories hindouistes, d’âge de fer qui va finir et d’un nouvel âge d’or à venir. Elle pense que le passé n’était pas mieux qu’aujourd’hui. Lui croit que nous somme dans la pire époque de l’humanité. Il appelle à un changement radical, sans trop savoir lequel. La fin du monde l’arrange.
«Je ne sais d’où cela lui vient. Un humeur parfois sombre. Comme s’il trouvait un repos à ses inquiétudes quand il pense que tout va finir. Il dit qu’il a échoué dans sa vie. Pourtant il n’a que quarante-et-un ans. Je crois plutôt qu’il n’a rien vraiment commencé. Suivre les traces de ses parents ne fait pas une vie originale.»
- Moi je n’ai pas une vie originale, dit Termite. J’ai suivi les traces de mon père. Il m’a envoyé à l’école, puis à l’Université. Il voulait que je devienne médecin. «Un travail moral et de bon rapport», me disait-il. A côté il m’enseignait comment travailler le bois. C’était son métier. J’ai laissé la médecine pour le bois. Pas très original.
- Au moins vous faites ce que vous aimez.
- Je n’ai pas l’ambition de faire ce que j’aime. Je fais ce que je sais faire. S’il fallait faire ce que l’on aime il y aurait trop de gens frustrés.
- Vous pensez cela sérieusement?
- Votre mari Michal fait-il ce qu’il aime?
- Non. C’est pourquoi il se sent en échec. Il ne veut même pas d’enfants. Moi j’ai plus que trente ans. Le calendrier avance et cela m’angoisse.
- Et lui?
- Lui?
- Veut-il des enfants?
- Il a peur de rater leur éducation et de leur donner un mauvais modèle. Mais pourquoi trop de gens frustrés?
- Parce que si l’on pousse chacun à faire ce qu’il aime, comme ce n’est pas possible, il y aura plus de frustration que de satisfaction.
- Je ne comprends pas.
- Dites à quelqu’un qu’il doit absolument être heureux et que c’est le but de la vie. Quand il n’est pas heureux, et cela arrive, il n’accepte pas sa situation. Il est doublement mal.
- Oui. Je comprends. A votre avis, est-ce une mauvaise chose de faire ce que l’on aime?
- Non! Certainement pas. Mais même en faisant ce que l’on aime il y a des périodes et des passages insatisfaisants. Il faut bien les accepter sans quoi on se rend malheureux. Mais pourquoi parlons-nous de cela?
- Parce que j’aime Michal comme il est mais je n’ai pas la vie que je désire.
- N’attendez pas de moi que je fasse alliance avec vous sur cette question. Votre couple ne me concerne pas.
- Je n’attends rien. On parle. C’est tout.
- D’accord. On parle. C’est tout.
Le sentier est ici plus raide. Ils se taisent, économisent leur souffle. La grosse lampe torche éclaire la danse des flocons.
* * *
02 heures 05
Ils traversent un replat dégagé. Le vent ici n’est pas freiné. La neige atteint leurs genoux et continue de tomber, dense, légère. Au bout de ce replat se trouve la falaise, et le chêne. Termite repère l’entrée de la Grotte noire, ainsi nommée à cause de la couleur particulière de sa roche. Il pose son sac et se penche au-dessus du trou. Le fond est à environ huit mètres, avec un coude. Il croit deviner une faible lumière. Mais ce qui absorbe le plus son attention est le son qui vient d’en bas. Une mélopée douce, continue, formant des arabesques vocales harmoniques: ils chantent! Termite reste silencieux. La beauté de ce chant, dans cette nuit particulière, l’émeut. Il reste silencieux, à l’écoute, pendant au moins dix minutes. Hélène rompt la magie.
- Ohé, je suis là! Monsieur Termite est venu. Vous allez bien? Michal?
Le chant s’arrête. Après quelques instants une voix d’homme monte:
- C’est toi Hélène?
- Oui Michal. J’ai trouvé de l’aide. Nous allons descendre.
Termite sort de son sac une échelle de corde légère. Il en attache une extrémité solidement au tronc du chêne. Puis il s’engage dans l’étroit boyaux qui conduit plus bas à la salle de la grotte. Il tient son sac sous son corps. Une fois en bas c’est Hélène qui descend. Le groupe est réuni sur un côté de la salle, éclairé de quelques bougies. Termite s’avance et les salue. Puis il regarde la jambe de Michal. Une vilaine blessure. L’os traverse la chair et sort sur plusieurs centimètres. Il a coupé la cuisse sur une longueur de main. Le saignement s’est sont arrêté. Michal est dans un état second, probable pour ne pas sentir la douleur.
- Je vais soigner la plaie, dit Termite. Cela vous fera mal. C’est indispensable. Si vos tissus se nécrosent vous perdrez votre jambe.
- A quoi bon, répond Michal, puisque c’est la fin du monde? A quoi bon me soigner puisque nous allons tous mourir.
Termite lui dit que ce n’est qu’une hypothèse parmi d’autres. Que peut-être personne ne mourra. Ou seulement lui. Qu’il devait se soigner. Michal refuse. Dit que c’est une épreuve. Qu’il n’a pas vraiment connu d’épreuve. Termite s’étonne qu’il cherche l’épreuve dans le dédain de son corps. Il ajoute qu’on ne se renforce pas en s’affaiblissant. Michal ne veut pas des soins.
- C’est le dernier jour, j’ai autre chose à faire que de pleurer sur mon sort!
Termite reste silencieux. Par en haut, le vent siffle dans l’entrée de la Grotte noire.
A suivre
Commentaires
Belle allégorie sur l'absolutisme qui n'est pas toujours une forme quelconque de gouvernement mais souvent l'impossibilité de se sentir à même de vivre avec soi-même comme avec les autres.
Hésiode déjà parlait de cet âge d'or dans lequel les hommes auraient vécu à l'égal des immortels. Suivi d'un âge d'argent au cours duquel les hommes auraient connu l'iniquité.
Ce n'est qu'à la cinquième génération que l'homme aurait connu et traversé l'âge du fer : le nôtre...
C'était dans les travaux et les jours.
L'impossible rêve qui conduisit Platon à imaginer une Athènes idéale à travers une Atlantide imaginaire qu'il allait créer dans le Critias et le Timée, à partir de souvenirs confus de prêtres néo égyptiens qu'avait rapportés du Pays ou coule le Nil un de ses aïeux.
L'époque où maman Eve n'aurait pas croqué la pomme... Celle où ne resta, dans le vase profond de Pandore, que le seul espoir...
Comme si l'homme pouvait être différent de ce qu'il est, à la condition - peut-être - qu'il sache vivre ce qu'il est en profondeur et que le moment de civilisation qu'il traverse (qu'il soit de type tribal ou sociétal) lui permette de se réaliser en fonction de ses propres potentialités.
Merci de ce joli conte symbolique.