Vendredi 21 décembre, 06 heure 30
Anouchka ne dort que par morceaux. Des morceaux de sommeil dans des morceaux d'inquiétude. Pas de nouvelles. Pas de réseau pour les téléphones portables. Termite n’appelle pas. La neige a fait ployer la technologie. Anouchka attend les secours. Mais rien ne vien, rien que la neige qui tombe et le vent qui bombe le torse.
Elle va à la cuisine, prépare du café. Observe par le carreau la marée blanche qui s’élève d’heure en heure. Elle met un manteau et des bottes, sort, va jusqu’en bas du jardin. Le vent balaie ses cheveux. Pas de lumière vers la vallée. On ne voit que la route emmitouflée, immaculée, le ciel écrasé et le temps immobile. Elle n’entend pas la ville au loin. Depuis minuit on n’y circule plus. Ni voitures, ni camions. On dirait que le silence a pris le pouvoir. La ville est endormie, asphyxiée, poumons saturés, artères impraticables.
Les secours lancent un signal de détresse. «Envoyez-vous du sel, du sable, des hommes, des lames! Mayday, nous sommes débordés, mayday!» Pas de réponse. La neige recouvre la ville et ses alentours sur des centaines de kilomètres. La moitié du pays va se réveiller sous la glace. Plus rien ne bouge. Anouchka rentre. Le café est prêt. Elle remplit une tasse. Retourne au téléphone. Pas de tonalité. Elle mesure sa solitude, loin de tout. Le vent souffle la neige à l’horizontale et des gerbes de flocons viennent s’écraser sur les carreaux dans un bruit d’étincelles.
* * *
13 heures
Dans la grotte certains se sont endormis. Quelques bougies font danser les ombres pâles sur les murs. Michal grimace. Il examine la plaie ouverte. Il a peur. Peur qu’un caillot se forme et vienne boucher une partie de son coeur. Il mourrait sans avoir entendu la fin du monde. Quelle déception! Quelle insignifiance! Quel échec encore une fois. De la fin du monde il attend sa victoire: il l’a prévue, il a enfin raison. Il doit vivre jusqu’à ce point terminal du temps. Il a placé tout son honneur dans l’annonce faite à la Vie de sa fin prochaine. Mourir avant serait déshonorant. Il regarde encore la plaie, puis le sac de Termite et son kit de soins. Non, non, résister à la tentation! Ne pas céder devant le groupe, ne pas se montrer faible. Il grimace. Il tente de bouger. La douleur l’empêche. Il a fait ses besoins dans une bouteille, honteux de ne pouvoir marcher jusqu’au fond de la grotte, là où on ne le verrait pas.
Cette situation est moralement insupportable. A quoi, à qui peut-il être utile dans cette grotte, lâché par son corps blessé? Son corps qui invalide son existence? La douleur seule est là, comme un chien qui le mord. Et voilà: une vie à attendre une sanction céleste ou infernale, une vie qui va s’achever dans cet ultime cri d’existence: la douleur. Michal a mal. Très mal. Il a peur. Il est incapable de changer quoi que ce soit à sa situation. Héros déchu il retient ses cris et ses larmes. Sa peur n’est pas assez grande: il n’a pas le sursaut de lucidité pour tenter, au moins, de se sauver lui-même.
La douleur d’exister qui l’accompagne depuis si longtemps a trouvé une ouverture dans le corps. Il ne sait qu’en faire. Il n’a pas de modèle pour l’exprimer. Accepter la douleur serait admettre que son rêve de fin du monde n’est qu’une projection défaitiste. Une compensation à une vie sans légende personnelle. Avoir mal, le reconnaître, marquerait le début d’une autre vie. Mais une vie trop humaine, sa vie écorchée, incomplète. Avoir mal c’est revenir en arrière, à cet enfant qui pleure et ne peut que constater son impuissance, c’est revenir au désir de magie qui changerait tout en un instant. La fin du monde est comme une attente magique ou un rêve d’enfant: que vienne enfin une autre vie qui remplace celle-ci dont on ne sait plus que faire!
Il ne peut reconnaître son mal, à la jambe et à l’âme. Il n’est pour rien dans sa chute de quatre mètres et dans son os brisé. Il a chuté, mais c’est à cause de la corde, se justifie-t-il. Rien ne l’obligeait pourtant à venir ici. Mais cela, il ne le voit plus. La corde est son bourreau. Le monde est son bourreau. Il ne peut pas être victime de lui-même. La croyance en la fin du monde est le signe ultime du reproche qu’il fait au monde. Il doit prendre le monde en faute. Sans quoi tout ce qu’il a construit s’effondrerait. Sans quoi ce serait la fin, oui, de son monde. Mourir à cause du monde est plus glorieux que mourir à soi-même. On déploie les trompettes pour les victimes du monde. On ne déploie rien pour ceux qui meurent derrière la scène. Mourir à soi-même paraît si petit quand on attend un cataclysme cosmique digne d’une supernova!
Il fallait un jour choisir: être petit devant l’univers, ou s’inventer des guerres et des dettes qui ramenaient l’univers à la taille de sa propre personne. Réduire l’univers à soi est une manière de devenir grand. Il avait choisi la seconde voie. Il n’était pas le seul. Il avait donné corps et pensée à sa dette d’exister: il pleurait un paradis perdu. «C’était mieux avant.» Ou, selon la formule moderne qui au fond dit la même chose: «Ce serait mieux après». Dans les deux hypothèses il y a ce refus du présent et de sa limite, et cette volonté à se penser plus puissant que la vie. Paradoxe du péché originel qui, à la fois, dans le même symbole, centre le monde sur soi - la faute, la nôtre ou celle du monde, nous donne une existence - et démontre combien nos volontés sont à la merci de mouvements qui nous dépassent - il suffirait d’un astéroïde pour que nos livres sacrés soient réduits en cendres. Qui, dans le symbole de la pomme, aurait pu imaginer les millénaires de souffrances qui allaient suivre? Et comment échapper à cette souffrance mieux qu’en l’invoquant comme une catharsis cynique et rédemptrice?
Le monde doit donc disparaître afin que Michal devienne un héros sombre! Termite, qui était sorti de la grotte, redescend par l’échelle de corde.
- Michal! Voulez-vous savoir ce qui se passe dehors?
- Taisez-vous, s’il vous plaît. Je veux l’entendre moi-même.
- Vous n’entendrez rien. Pourquoi n’entendez-vous rien?
- Ce n’est pas l’heure...
- Vous n’entendez rien parce qu’il ne se passe rien. Pourquoi ne pas reconnaître la vérité?
- L’heure n’est pas encore venue. La fenêtre de la fin du monde court jusqu’à demain à midi. Demain soir peut-être, s’il y a eu une erreur de calcul.
Le jeune homme au regard dans le vague dit qu’il aimerait savoir ce qui se passe dehors. Il n’ose aller lui-même. Il craint de décevoir Michal. Non qu’il ait fait serment d’obéissance, mais parce que Michal est l’image extérieure de sa propre soumission au sentiment personnel d’impuissance.
Termite parle à voix forte. La colère pointe.
- Dehors il n’y a rien. Rien de plus qu’hier! Il y a la neige, le vent, et le froid. Et la Terre. La terre et rien d’autre! Rien qui mérite votre mort à tous ici! Rien qui vaille votre mort dans le froid et la nuit! M’entendez-vous?
Personne ne lui répond. Termite dérange. Termite transgresse le consensus. Ses paroles contreviennent à la croyance du groupe. Hélène demande à Michal d’accepter les soins. Il refuse à nouveau. Elle dit à Termite de ne pas écouter Michal et de le soigner malgré lui. Termite répond que Michal doit choisir lui-même.
- Si vous ne le soignez pas ce sera de la non-assistance à personne en danger!
- Si je le soigne ce sera une contrainte. Une violence contre sa conscience. Quand il sortira de sa surdité à lui-même il acceptera peut-être de vivre.
- Et le voir mourir ne vous fait rien?
- Qui vous dit que je suis indifférent? Et il n’est pas mort.
Les échanges sont courts. Rien ne semble accrocher les esprits. Michal tremble de froid. Termite sort des briquettes de son sac, les allume, et leur combustion, lente, réchauffe un peu la grotte. Il regarde longuement Michal, qui ferme les yeux.
* * *
Samedi 22 décembre, 00 heure 12
La plaie commence à noircir sur les bords. Michal est épuisé. Certains dorment, d’autres chantonnent ou parlent à voix basse. Soudain un grondement venu des entrailles de la terre traverse le silence. Ceux qui dormaient se réveillent. Terreur et espoir se lisent dans les regards: le moment est-il enfin arrivé? Les uns se mettent à pleurer, un autre crie. Michal surmonte sa douleur et annonce que le temps est venu. Il demande à chacun de rester digne. Puis on attend. Rien d’autre ne vient. On attend encore. Rien. Puis un rire. Un rire qui monte et s’étale sous le toit de la grotte. C’est le rire de Termite. Un long rire joyeux.
- C’est la voix de la Terre, dit-il enfin. Certaines grottes sont bruyantes. Ce phénomène est connu. Ce n’est pas encore la fin du monde!
Il recommence à rire pendant que la terreur fait place à la perplexité sur les visages.
* * *
04 heures
Dehors la neige tombe encore. Anouchka ne dort pas. Dans l’après-midi elle a voulu sortir le pick up pour se rendre en ville. Elle n’a pas pu rouler. Le vent, plus fort encore, amène et ramène un air glacial. C’est une de ces tempêtes arctiques qui d’habitude balaient le grand nord et qui est descendue plus bas à la faveur d’un anticyclone démesuré. La mer de Norvège l’a chargée d’humidité. Plus rien ne l’arrête.
A suivre.