La démocratie politique et la démocratie économique devraient-elles fonctionner sur le même modèle? Si un peuple vote pour décider des choix politiques, soit directement soit par délégation, devrait-il aussi voter sur le pouvoir économique dans les entreprises? La démocratie politique et économique sont-elles du même ordre des choses?
Le rôle de l’Etat est la gestion des nécessités communes, publiques. Il assure la police, la justice, la voirie, la défense militaire. Plus loin l’Etat est aussi l’outil d’un liant social: il met en oeuvre la répartition des richesses. C’est le minimum que l’on peut demander à cette mise en commun de l’organisation de la société, et c’est aussi le maximum. L’Etat, soit les membres d’une communauté, n’ont pas à décider de la manière dont je dois vivre, manger, m’habiller, penser. Il veille seulement à appliquer les règles de la communauté, quand ces règles visent à préserver l’intégrité, la liberté et l’autodétermination des individus, et à incarner la richesse collective. L’économie, elle, fait partie du privé, de l’individu. Seuls les contrats sont soumis à la surveillance de l’Etat, qui agit pour toutes les parties.
Or il apparaît que la complexité grandissante des sociétés impose de plus en plus de règles, et des règles qui touchent directement la liberté de leurs membres. L’initiative 1:12 est un exemple de cette volonté d’une partie de la communauté d’imposer à une autre partie la manière dont elle doit se gérer, en raison d’un argument moral d’indécence. L’argument économique est lui peu relevant: la diminution éventuelle des plus gros salaires, si elle était répercutée sur les petits, produirait une augmentation dérisoire de ceux-ci. En réalité la richesse fabrique la richesse. Et encore une fois, l’économie est de l’ordre du privé. Personne ne décide comment vous devez gérer votre budget familial, après tout. Et ce n’est pas à moi de décider combien vous devez gagner.
Mais l’argument moral est dangereux. Il ne se fonde que sur le ressenti, je dirais même le ressentiment, et sur la comparaison d’avec l’autre dans ce qu’elle contient d’envie et de jalousie.
Cette moralisation n’est plus fondée sur des principes supérieurs, comme les religions tentaient d’en dégager à une époque. En effet, le principe d’égalité vers lequel tend l’initiative 1:12 n’est pas une valeur morale, c’est au plus un mode de fonctionnement et de participation aux événements du monde. Ce principe d’égalité ne peut soulever d’enthousiasme ou d’adhésion équivalent à la notion de Bien. Il ne peut unir les humains puisqu’au contraire il les divise au nom de la subdivision à l’infini des droits particuliers et des catégorisations de groupes qui émergent de plus en plus au nom de cette égalité. Le principe d’égalité attise les antagonismes sociaux, voire les crée. Or la notion de Bien ne peut se développer sur des antagonismes belliqueux.
Mais alors pourquoi vouloir limiter de manière autoritaire l’écart des salaires? La morale cache-t-elle une jalousie sociale que rien ne résout faute d’une vraie morale? L’idée de cohésion sociale est la seule qui puisse justifier cette intrusion du politique dans la vie des gens, ce retournement de l’Etat contre les citoyens qui l’ont créé. En effet les écarts «perçus» comme excessifs contribuent à désolidariser la population de ses élites, ce qui à terme contient un danger de rupture et de fin du pacte social. C’est la seule morale qui puisse à mes yeux être invoquée, si c’en est une.
Cependant le risque à n’avoir plus d’argument moral véritable, de principe d’airin, ni d’un côté ni de l’autre, est qu’on banalise le fait que l’Etat se mêle de notre vie. Ne le fait-il pas déjà bien assez? Faut-il vraiment en rajouter? Et n’y a-t-il pas là une entorse à ce que devrait être fondamentalement l’Etat dans une société libre?
Commentaires
Cette initiative révèle un malaise. Elle a des chances d’être acceptée car le malaise est réel. Le malaise touche d’abord les rangs de ceux qui se disent “libéraux”, et qui n’ont pas remarqué, semble-t-il, que les notions même d’entreprise, d’entrepreneur, ou de libéralisme, n’ont plus guère de sens aujourd’hui, en tout cas dans le sens où ils utilisent ces termes. Raison pour laquelle ces “libéraux” se défendent mal. Comme ils se sont mal défendus face à l’initiative Minder. D’ailleurs, et c’est significatif, la quasi-totalité des représentants officiels des entreprises ne sont pas des entrepreneurs et ils ont été salariés toute leur vie…
Les grandes entreprises en général, et ce sont les plus visibles, ne fonctionnent pas comme des entités libérales, avec l’idée d’un entrepreneur qui prend un risque sur le marché. En effet, les MANAGERS des grandes entreprises sont de simples travailleurs, dont on fixe la rémunération en simulant un risque qu’ils prendraient, mais ils ne prennent pas réellement ce risque – d’ailleurs, ils sont salariés, ce qui signifie que le montant qu’ils ont reçu à la fin du mois leur est définitivement acquis (ce qui n’est pas le cas d’un indépendant, seul véritable entrepreneur, qui répond de ses dettes professionnelles sur tous ses biens et peut donc être appelé, en tout temps, à remettre dans son entreprise ce qu’il croyait pouvoir prendre comme revenu). Les ACTIONNAIRES des grandes entreprises ne sont pas davantage des entrepreneurs, puisque la plupart ne s’intéressent aux actions que pour leur valeur de placement – l’important, pour eux, c’est la valeur de l’entreprise au moment où ils décident de revendre (ce moment étant déterminé par des circonstances extérieures, et totalement détachées du bien de l’entreprise). De surcroît, à partir du moment où ces grandes entreprises appartiennent en bonne partie à des fonds de pension (depuis que la détention d’actions a été jugée compatible avec la notion de "placement de bon père de famille"), elles ne sont plus tout à fait des entités privées. Sans parler du fait que ces assemblées générales, dominées par les poids morts que sont les investisseurs institutionnels, laissent les coudées franches aux administrateurs et aux managers. Donc, à tous les niveaux, l'entreprise ne fonctionne pas comme une entité conduite par un entrepreneur.
Des faillites retentissantes, ces dernières années, ont convaincu l’homme de la rue que cette fameuse "responsabilité", qui était censée justifier les salaires des cadres dirigeants, n’existe pas vraiment : aucun cadre n’a eu à assumer de responsabilité. Les parachutes dorés, accordés même en cas de mauvais résultats, ou les primes d’engagement allouées sans attendre les résultats, ont achevé de convaincre la rue que ces salaires n’ont rien à voir avec le mérite de ceux qui les reçoivent. Ajoute à cela que l’Etat a dû voler au secours d’UBS (ce qui est l’aberration suprême d’un point de vue libéral), et le décor est planté - les fleurons du "libéralisme" sont, de fait, au bénéfice d'une garantie de l'Etat puisqu'ils sont trop gros pour faire faillite.
Cela dit, je suis persuadé que certains salariés méritent de gagner bien plus que 12 fois ce que gagne le moins bien loti de leurs collègues. L'inégalité parmi les hommes, dans les efforts fournis, dans les capacités, dans la créativité, etc. ne se laisse pas réduire à ce rapport de 1:12. Mais si cette initiative, qui si elle passe en Suisse pourrait être imitée ailleurs, pousse les bons éléments à fonder leur propre entreprise et à prendre un vrai risque, le système ne sera pas nécessairement perdant.
A quatre reprises dans ce texte vous assénez comme des vérités des déclarations qui sont hautement idéologiques (et subjectives, donc):
1) "Le rôle de l’Etat est la gestion des nécessités communes, publiques. [...] C’est le minimum que l’on peut demander à cette mise en commun de l’organisation de la société, et c’est aussi le maximum."
Si l'on est pas (ultra-)libéral, on peut également penser que le rôle de l'Etat est de réguler le marché afin qu'il ne fasse pas n'importe quoi. L'un des rôles de l'Etat est donc (suivant la conception qu'on en a) de fixer les règles du jeu économique, le cadre dans lequel auront lieu les échanges, de la même façon qu'il fixe les règles du vivre ensemble (personne ne vous interdit de vous vêtir comme vous le souhaitez, mais il y a des limites: la nudité, par exemple, est proscrite sur la voie publique).
2) "En réalité la richesse fabrique la richesse."
Cette phrase n'est pas très claire, mais selon le sens que vous souhaitez lui donner, elle peut être fausse. La concentration des richesses dans les mains d'une minorité a pour conséquence, partout dans le monde, qu'il y a de plus en plus d'ultra-riches (1% de la population mondiale possède 46% de la richesse, d'après le Crédit Suisse) et de plus en plus de pauvres. Donc, en un sens, la richesse fabrique effectivement la richesse (pour quelques-uns), mais elle fabrique aussi les inégalités et la pauvreté.
3) "Personne ne décide comment vous devez gérer votre budget familial, après tout."
Pas dans les moindres détails, bien sûr, et heureusement. Néanmoins on vous contraint à payer des impôts, à vous assurer auprès d'une caisse maladie. Vous avez aussi l'obligation légale d'entretenir vos enfants si vous en avez. Donc sans qu'on leur dicte comment dépenser chaque franc, les particuliers ne sont pas non plus libres de dépenser leur argent complètement comme ils l'entendent.
4) "Il ne se fonde que sur le ressenti, je dirais même le ressentiment, et sur la comparaison d’avec l’autre dans ce qu’elle contient d’envie et de jalousie."
J'en ai plus qu'assez de ce pseudo-argument ad hominem. L'initiative 1:12 serait fondée sur la jalousie... Absurde quand l'on sait que les gens qui l'ont lancée (la JS) sont sans doute, au contraire, ceux qui ont le moins envie au monde d'être à la place de ces top managers.
Dénoncer un dysfonctionnement du marché serait donc devenu de la jalousie; très pratique pour décrédibiliser tous ceux qui s'interrogent sur les processus économiques à l'oeuvre de nos jours.
En 1984, le rapport entre le salaire moyen des CEO et le salaire médian suisse était de 1:6, en 1998 de 1:13 (soit environ le rapport préconisé par l'initiative), aujourd'hui il est de... 1:43.
Comment ne pas voir qu'une minorité de parasites s'approprie la richesse créée grâce à la productivité des salariés et du capital (donc des actionnaires)? Comment ne pas voir que cette évolution est malsaine?
Je terminerai avec une citation de Georges Orwell (pas connu pour être partisan d'un Etat autoritaire...):
"Il est vain de souhaiter, dans l’état actuel de l’évolution du monde que tous les êtes humains possèdent un revenu identique. Il a été maintes fois démontré que, en l’absence de compensation financière, rien n’incite les gens à entreprendre certaines tâches. Mais il n’est pas nécessaire que cette compensation soit très importante. Dans la pratique, il sera impossible d’appliquer une limitation des gains aussi stricte que celle que j’évoquais. Il y aura toujours des cas d’espèce et des possibilités de tricher. Mais il n’y a aucune raison pour qu’un rapport de un à dix ne représente pas l’amplitude maximum admise. Et à l’intérieur de ces limites, un certain sentiment d’égalité est possible. Un homme qui gagne trois livres par semaines et celui qui en perçoit mille cinq cent par ans peuvent avoir l’impression d’être des créatures assez semblables [can feel themselves fellow creatures] ce qui est inenvisageable si l’on prend le duc de Westminster et un clochard de l’Embankment."
(George Orwell, Le Lion et la Licorne, in Essais, Articles, Lettres, vol. 2, éditions Ivrea/L’Encyclopédie des nuisances, 1996, p. 126)
Comme vous l'écrivez au début, la charge de l'Etat porte sur la redistribution des richesses, grâce à la fiscalité; ainsi, il œuvre à préserver la cohésion sociale. J'ignore combien les top managers paient d'impôts mais cette information devrait être publique de manière à démontrer (si c'est le cas...) la redistribution sociale. Je préférerai de loin ce type de contrôle des hauts salaires à l'initiative 1:12 qui, à mes yeux, s'aventure dangereusement dans le domaine des libertés individuelles.
L'homme continue de construire des tours de Babel, il ne supporte pas voir l'objet de sa condescendance réduire en quantité.
Donc le système est construit uniquement pour grandir, lorsqu'il diminue de volume, il s'écroule !
Il faut savoir lire et interpréter, c'est pas compliqué !!
@ Laura:
1) Je suis en principe plutôt favorable à la notion de régulation. Encore faudrait-il la définir clairement. Entre régulation et orientation par l'Etat, la démarcation peut être mince. Il faut alors trouver dans le passé ou inventer un modèle modérateur, et réfléchir sur le pouvoir à lui donner et dans quel moment ou niveau d'activité économique ou financière il doit intervenir. Le découplage de la finance d'avec l'économie réelle est un des points qui est en question aujourd'hui. la finances est au fond un transfert de fonds mais l'économie réelle peut pâtir de ce découplage. Le cadre doit être appréhendé avec circonspection!
2)Si je me réfère au passé, les groupes ou régions ayant atteint un certain niveau de prospérité étaient attirants et généraient de nouveau besoins et de nouvelles activités. Un peu comme les centre commerciaux. mais si un seul partenaire tire tout à lui, ou si l'organisation locale du monde ne maintient pas un équilibre, d'une manière ou d'une autre il y a à ce moment risque d'appauvrissement. Je ne crois pas à l'auto-régulation du marché, mais entre rien ou trop de contraintes l'équilibre doit être trouvé.
3) Sur le budget, vous citez des nécessités fondamentales. De même une entreprise a des obligations de base dans sa gestion. Cela fait partie de contrats qui fondent les relations, pas d'une décision sur combien je dois gagner et où je dois dépenser une fois les obligations de base remplies.
4)Vous n'êtes pas d'accord sur la question personnelle et subjective de l'intention de limiter les salaires. Il n'y a pourtant pas de morale qui prévale ici, pas de règle intangible - sauf la paix sociale, et encore. Les affiches comme celle d'Unia que je reproduis dans mon billet vont pourtant bien dans la comparaison personnalisée: un hamburger d'un côté, une pile de l'autre, n'est-ce pas fait pour susciter un sentiment d'injustice? Or d'où viendrait ce sentiment d'injustice, sinon d'une forme de jalousie, puisqu'il n'y a pas de loi morale absolue qui justifie la limitation?
Pour ce qui est de l'idéologie, je vois les choses ainsi:
- je cueille des fruits et bois de l'eau de pluie = pas d'idéologie, je m'adapte au possible;
- je cultive, élève des bêtes et accumule = prolongement du précédent avec l'intention d'avoir des ressources permanentes et ne plus subir les alés de la cueillette ou de la chasse;
- je décide qui doit cultiver quoi et combien en fonction de critères abstraits ou conflictuels = idéologie.
- je cultive autant que je veux en tenant compte de l'ensemble sans contrainte idéologique = morale.
En très résumé!... :-)