Mais y avait-il vraiment besoin d’Europe? Theodore Dalrymple*, que j’ai déjà mentionné, est cruel envers l’Europe. Il en comprend l’idée mais il y voit surtout une caisse de retraite pour politiciens au rancart «qui soit ne parviennent plus à se faire élire dans leur pays respectifs, soit sont las de lutter pour y parvenir». Il y voit aussi le besoin initial des français, dont la puissance militaire était émoussée, d’être plus puissants donc plus grands, et celui des allemands de se fondre dans autre chose que la nation au vu de leur malaise post-nazisme.
Dalrymple continue en précisant que la professionnalisation de la vie politique attire des gens qui ont un appétit de pouvoir et de reconnaissance tel qu’il ne supporteront pas l’éventuel échec sur le terrain électoral. Si l’on ajoute que les indemnités et salaires sont au-delà de l’imaginable pour une caissière ou un prof des écoles, le pouvoir et l’argent impriment cette Europe de leur marque.
Reprenons les trois raisons majeures qui ont motivé l’union européenne: le désir de paix, la création d’un grand marché donc de prospérité économique, le désir d’influer sur la marche du monde face aux empires d’alors, américain et soviétique, cette influence devant procurer une certaine indépendance. Le désir de paix est probablement le vrai désir des peuples à l’époque du traité de Rome. Les guerres habituelles et répétées, l’instabilité politique et économique qu’elles généraient, la violence extrême des deux dernières, ont possiblement fait émerger ce désir de paix comme dominant sur les revendications territoriales, nationales, revanchardes.
Cela devait s’accompagner d’un essor économique assez large pour ne laisser personne sur le bas-côté, l’exclusion économique pouvant être source de conflits armés. Un simple accord de libre-échange aurait peut-être suffit. C’est ce que suggèrent Dalrymple et d’autres penseurs actuels. Mais un accord de libre-échange sans monnaie unique est trop aléatoire. La monnaie nationale, sujette à variations opportunistes, n’est pas gage de pérennité des conditions d’un accord (même si aujourd’hui la monnaie unique est autant source de crises des Etats qui n’ont plus de marge de manoeuvre) ni donc de stabilité.
Fallait-il plus d’unité politique? La volonté de l’imposer était de nature à provoquer, à terme, une réaction d’opposition ou de rejet. Les Etats peinent à se fondre dans une entité supra-nationale. C’est en partie ce qui se passe aujourd’hui. Ce rejet est amplifié par le fait que l’Europe est dirigée par un groupe de gens n’ayant pas eu à répondre de leur politique dans les urnes: la Commission de Bruxelles.
Mais pouvait-il en être autrement dès lors que l’on souhaitait unifier le continent? Aurait-il été possible de mettre les signalisations aux normes, de cadrer la politique agricole, de supprimer le dumping industriel des Etats au profit d’une libre concurrence, sans un lieu de décision ne subissant pas les fluctuations des votes populaires? La France a été unifiée par un pouvoir fort et en partie dictatorial de la royauté absolue puis de Napoléon Bonaparte. Une démocratie fédéraliste aurait rendu l’Europe ingérable. Mais c’est à double tranchant. L’Europe s’est créé des maîtres dont au fond on ne connaît pas les réelles compétences et qui ne peuvent pas être déboulonnés. Le pouvoir n’y est peut-être pas assez fort, pas assez assumé, et paradoxalement pas assez contestable. Le résultat est une progression des particularismes et un désir utopique de démocratie participative dans laquelle, si tout le monde décide de tout à tout niveau, la démocratie se figera.
Antagonismes pas éteints
Le hiatus qui s’est opéré entre les peuples des Etats et les dirigeants européens, à quoi s’ajoute le ralentissement économique, fait remonter les antagonismes nationaux et les désirs souverainistes. Il est vrai que le grand marché opère des transferts de pans de l’économie (voir le succès de Renault en Roumanie) au détriment de certains pays. Fallait-il alors intégrer si rapidement des Etats qui n’étaient pas du même niveau? Non si l’on voulait fonder un noyau fédéraliste solide pouvant faire modèle, à 5 ou 6 partenaires. Oui si l’on voulait éviter que les différences intra-européennes ne se creusent davantage, avec les conséquences incertaines que cela aurait eu pour l’économie et la paix. Mais l’unification partielle n’a pas éteint les antagonismes entre les peuples.
Les peuples d’aujourd’hui ne sont plus tout-à-fait des entités culturelles, historiques, géographiques, spirituelles, qu’ils furent initialement (le peuple celte, dont les gaulois furent partie, était lié par des croyances, un mode de vie, une technologie, une géographie, et s’est constitué sur des siècles). Les peuples modernes sont des assemblages aux racines multiples, aux expériences spirituelles diverses, dont le liant est l’appartenance à un Etat-nation et dont le passeport est le symbole. Ces peuples-là sont aléatoires et versatiles car relativement peu unis. On voit en Suisse le temps qu’il faut pour qu’émerge le sentiment d’être suisse, sentiment qui ne tient pas qu’au passeport mais à une Histoire commune, à un mode politique assimilé, à une acceptation mutuelle des fédérés, à une évolution commune (alors même qu’il n’y a pas de langue unique).
Si l’on regarde l’Europe, quels citoyens pourraient disparaître en tant qu’entité spécifique, lesquels pourraient durer? Français et allemands se dilueront dans des ensembles plus grands, les ancrages étant intellectuels. L’ancrage dans une notion abstraite telle que la République est instable parce que cette notion est sujette à interprétations, alors qu’un territoire et une culture (langue, littérature, art, croyances, expériences collectives partagées, épreuves fondatrices du sentiment d’appartenance) ne le sont pas. La République n’est qu’une forme politique, pas une identité. La Révolution, origine de la République, a détruit l’ancien pacte social médiéval qui, malgré ses contraintes, transcendait les inégalités par une conscience de la mutualité des devoirs.
L’expérience commune post-révolutionnaire est celle de la guerre interne ou guerre contre l’Europe. Le symbole de la Révolution n’est pas l’unité du peuple, toutes classes confondues. Elle a au contraire dressé les classes sociales ou corporations les unes contre les autres et attaché le peuple à une idée plus qu’un territoire. Or la notion de patrie requiert une unité identitaire et une appartenance matérialisée. Et, inversement, le besoin d’appartenance appelle une terre. La France, un des moteurs intellectuels de l’Europe, est toujours en panne d’une grande réconciliation autour d’un concept plus fédérateur que la République, dont on voit que les clivages partisans en font une possession idéologique plus qu’un bien commun.
On pourrait bien sûr arguer de ce que l’appartenance a été variable au cours de l’Histoire, qu’elle n’est pas sans danger puisqu’elle crée des limites artificielles (les frontières) et des inimitiés. En simple, tout le monde voudrait sa place au soleil, mais les places sont limitées. S’ajoutent à cela des différences de tempéraments peut-être en partie d’ordre ethnique, des différences de culture du travail et du développement liées entre autres à des conditions climatiques et géographiques (par exemple différences nord/sud, plaine/montagne), et donc des patrimoines collectifs différents. L’Europe est encore imprégnée de ces variables. Comment gouverner démocratiquement - c’est-à-dire, selon le standard actuel de la démocratie, en satisfaisant des demandes corporatrices de manière pas trop visibles - en maintenant un équilibre et une unité dans l’ensemble européen?
Le «chez-soi»
Cela ne pourra sans doute se faire sans une unité d’esprit du continent. Elle existe en partie mais de manière bien incomplète. Les antagonismes nationaux et inter-européens sont toujours latents. L’unité et le partage d’expériences collectives se forgent souvent dans l’épreuve. La crise économique n’est pas vraiment formatrice puisque les populations y réagissent en victimes, en objets, en désignants des coupables (Hollande déclarant qu'il n'aime pas les riches est le symbole de cette survivance victimaire), plutôt qu’en sujets responsables. Les guerres ou les occupations font davantage pour créer ce sentiment d’appartenance.
La tentation islamiste d’imposer ses valeurs au monde pourrait inciter les européens à se définir de manière plus identitaire, plus spécifique, que ce que l’humanisme tiers-mondiste - né de la culpabilité - ne propose. L’idée est simple: on ne peut laisser entrer chez soi un invité qui nous dit que nous vivons faux. Cela suppose déjà d’être habité par ce sentiment de «chez soi» au niveau européen. Un tel sentiment heurtera bien sûr les partisans d’un internationalisme, voire d’un mondialisme tempéré. «La Terre n’appartient à personne», diront-ils, et les frontières sont artificielles et sans objet devant la souffrance des populations défavorisées. Ils auront en partie raison. Vu de l’univers, en effet, la prétention à posséder un droit sur un territoire peut sembler dérisoire. Mais dans la pratique il faut une administration qui gère les droits et devoirs, la protection des citoyens et de leurs acquis, les biens résultants d’une vie de travail, les infrastructures pour une population donnée, et qui permette d’accepter l’altérité sans se sentir dépossédé. Ce que l’on nomme «xénophobie» n’est souvent que l’expression exacerbée du sentiment d’être - à tort ou à raison - dépossédé. Une des erreurs conceptuelle du tiers-mondisme des bons sentiments, qui règne depuis des décennies, réside dans une sous-estimation de l’importance des sentiments d’appartenance et de dépossession. On peut changer ce paradigme bons sentiments/culpabilité. Il n’est ni impossible ni immoral d’associer altruisme et défense de ses intérêts.
Il n’y a pas de hasard si E.T. l’extra-terrestre touche une forte émotion chez le spectateur quand il pointe le ciel du doigt en disant: «Mai-son». Le sentiment du «chez soi», n’est ni réactionnaire ni progressiste. Il est constitutif de la construction émotionnelle de l’individu et des groupes - les partis politiques étant par exemple des manifestations de cette appartenance et de ce chez-soi. Ne dit-on pas, abusivement, le peuple de gauche ou le peuple de droite? L'enfant qui rentre chez lui après l'école est nourri par ce chez-soi. Il grandit en sécurité dans cet abri, cette sorte de sanctuaire. Le chez-soi semble indispensable à la notion de patrie et peut s’installer par une lutte culturelle bien plus que par le rejet d’une mondialisation inévitable (et récurrente dans toute l’Histoire humaine connue, preuve de l’attrait qu’elle exerce). Mais quelle forme permettrait à l’Europe de devenir ce «chez soi» plus qu’elle ne l’est aujourd’hui?
A suivre.
*«Le Nouveau Syndrome de Vichy», Elya éditions.