A Londres, un tableau représentant une femme en partie dénudée est censuré par des femmes. Le monde à l’envers? Ou l’illustration de la tendance puritaine qui s’est développée depuis quelques années, en paradoxe avec la société hypersexualisée qui est la nôtre?
Peu importe. L’oeuvre appelle à d’autres réflexions.
Mais l’histoire, d’abord. Ce tableau, intitulé «Portrait of Ms Ruby May, Standing» (image 1, cliquer pour agrandir), a été peint par une certaine Leena McCall. Il était accroché à la Mall Gallerie dans le cadre d’une exposition collective groupant exclusivement des oeuvres de femmes.
Les commissaires de l’exposition, toutes femmes, l’ont retiré suite à de nombreuses plaintes de parents d’enfants, «pour ne pas choquer la sensibilité des plus jeunes». Elles l’ont ensuite remplacé par un autre nu féminin. L’auteur du tableau ne voit pourtant aucune pornographie dans son oeuvre. Rien de tel qu’une censure au parfum de scandale pour faire sa publicité. Leena McCall a donc lancé une campagne sur Tweeter, demandant: «Cette peinture est-elle dégoûtante?»
On peut s’étonner de cette censure, alors que Gustave Courbet peignait, il y a 150 ans, le fameux tableau touffu «L’origine du monde» (image 2), repris aujourd’hui à toutes les occasions sur le net. Quand aux stars modernes qui s’exhibent sur scène en ayant repris les codes du porno, elles n’ont rien à envier aux oeuvres en question.
Je ne trouve pas ce tableau particulièrement attrayant à l’oeil, et ce qu’il représente m’est assez connu pour n’en être pas étonné. J’y trouve surtout une image non finie. En effet son pantalon est ouvert sur le pubis, mais de manière incomplète. Il montre beaucoup, presque tout, en ne cachant que le sexe et le clitoris. Est-ce une fixation sur le seul sexe féminin qui a inspiré l’auteur?
Ce qui est caché est souvent plus attractif et valorisé que ce qui est montré. Le caché peut être parfois considéré comme l’élément le plus important de la représentation. Par exemple, dans une image de science-fiction, un vaisseau spatial extra-terrestre peut intriguer par sa forme visible. Mais le plus étonnant est ce que l’on ne voit pas: comment tient-il immobile à une hauteur où tout objet construit par les humains s’écraserait à cause de la gravité? On pourrait multiplier les exemples où le caché met en exergue le visible, où l’ombre révèle la lumière - et vice-versa.
Le plus intéressant à mes yeux est la considération politique de Leena McCall.
Commentant cette censure, elle a en effet déclaré que son oeuvre consiste à montrer «comment les femmes choisissent d'exprimer leur identité sexuelle au-delà du regard masculin».
Drôle d’idée. Une femme sous la douche n’attend pas le regard masculin: son identité sexuelle est dévoilée naturellement, sans artifice. Son corps entier la révèle. Ici, sur le tableau, on ne voit pas l’entier de la morphologie. On ne peut donc découvrir l’identité sexuelle, sauf à considérer que la mutilation visuelle en fait culturellement partie. Ce dévoilement partiel est en tous cas plus de nature à faire imaginer la femme qu’à la dévoiler.
Autre chose: peut-on se définir sans la présence d’un «autre», d’un «différent» qui souligne notre identité? C’est justement la différence qui souligne notre identité. La différence sexuée est la condition de la reproduction. Cette différence doit éveiller le regard de l’homme, le stimuler, car si l’homme ne désire pas il ne s’accouple pas, et la reproduction s’éteint.
Remake d’Aphrodite
Il me paraît donc normal que la femme cherche le regard de l’homme, et inversement. Exprimer une identité sexuelle hors du regard explicite ou intériorisé de l’autre, n’aurait de sens qu’en considérant l’humain comme essentiellement narcissique et non pas relationnel et interactif. L’auteur du tableau aurait donc pu l’intituler «Le narcissisme de la femme à la pipe».
Ce serait moins réducteur que cette déclaration politique, si détestable en ce qu’elle instaure une inaccessibilité relationnelle en réponse au regard masculin. Les femmes sont plus libres que l’on ne pense. Chacune a sa manière d’exposer son identité sexuelle, qui surprend parfois les hommes. «Au-delà du regard masculin»: à quoi cela sert-il, si l’homme n’apprend pas quelque chose de plus de la femme, si celle-ci lui reste inaccessible, impénétrable dans son identité, voire invisible? N’est-pas ici une nouvelle version de la femme invisible?
L’image du tableau n’est d’ailleurs pas si particulière, pas très différente de l’une des nombreuses statues de l’antiquité représentant Vénus ou Aphrodite (image 3), ou de la peinture de Sandro Botticelli (image 4). La «Ruby May» de McCall ressemble à une version modernisée et rhabillée d’Aphrodite: le déhanché, le genou fléchi, l'objet dans la main, la tête un peu penchée, le vêtement sur le pubis. Une sorte de remake dans lequel je ne vois pas où l’on serait «au-delà du regard masculin» ou simplement du regard classique des hommes sur le féminin depuis l'antiquité.
Le «plus» éventuel du tableau n’est que dans le commentaire de l’auteur, dans l’exploitation politique que McCall fait du corps féminin, dans ce ravalement à l’état d’objet politisé.
On peut me dire que je ne pose qu’un regard d’homme, ce dont l’auteur tenterait de s’affranchir. Ce serait un peu court de croire en une telle originalité du tableau. Mais s’il fallait terminer sur cette considération, je réponds que le regard d’un homme qui désire ou aime une femme n’a rien de réducteur quant à son identité. C’est au contraire comme une chaude lumière, un scintillement d’étoiles, un éclairage particulier qui, par cette ouverture à la différence, définit aussi l'identité de la femme - et de l'homme.