Je ne peux parler de Debussy sans parler de moi. J’en présente à l’avance mes excuses. Sa musique a imprégné mon adolescence. La Mer passée en boucle, les méditations sur ses pièces pour piano: il a contribué à former mon univers émotionnel.
Claude Debussy ce sont les rêveries. Les brumes sur les champs labourés; les oiseaux jaillissant d’un fourré; les levers de soleil sur la colline. L’eau, toujours recommencée. Et les harmonies, et l'imprévisibilité de sa musique. Qui aime Debussy connaît au moins la moitié de moi. Hier j’assistais, à l'Espace du Bois des Dames de Samoens, à la dernière représentation de son opéra mythique Pelléas et Mélisande par l’Opéra Studio. Jean-Marie Curti, son directeur, présente d’abord l’oeuvre en quelques touches, à sa manière drôle et pointue. Un grand Monsieur Jean-Marie Curti, un passionné contaminant.
Cette présentation m'a rendu attentif à quelques éléments techniques que j’ignorais. Par exemple la soprano et le ténor, rôles titres, chantent presque toujours au bas de leur tessiture, retenue délibérée, voulue par le compositeur. Le chanteur ne brille pas pour lui-même: il fait briller l’oeuvre.
Chaque mesure, chaque phrase musicale, est une couleur. L’écoute exige une attention soutenue. On entre dans la musique comme dans un paysage inconnu, impénétrable de tant de densité. Jean-Marie Curti dit dans sa présentation, en montrant le soleil couchant sur les arbres autour de l’Espace du Bois des Dames: « Regardez cette lumière, ces milliers de verts différents: c’est cela la multitude de couleurs de Debussy. »
L’imprévisibilité de Debussy est construite note par note, instrument par instrument. A cause de cette imprévisibilité le spectateur ne peut « voler » la musique, l’anticiper et la classer dans une suite harmonique déjà connue ou entendue. Sa musique est une des rares que l’on ne peut voler. On doit l’accueillir et en accepter la surprise et l’étrangeté.
L’oeuvre est difficile. Pour les chanteurs c’est une course de fond. Ils nous emmènent dans ce foisonnement d’ïmprévisibilité, dans cette impénétrable étrangeté, durant trois heures. Trois heures sans une minute de trop. Sans égarement. L’orchestre? Cinquante musiciens sur et devant la scène, qui jouent avec la même intensité modulée. Un praticable en bois brut à plusieurs niveaux illustre de manière lisible chaque situation, chaque lieu.
Une voix qui vient du bout du monde
Debussy se saisit ici d’un thème romantique et symboliste. Mélisande est sauvée par Golaud, qui en tombe amoureux et l’épouse. Elle fait alors connaissance du demi-frère de Golaud, Pelléas. Il eût été préférable que ces deux-là ne se rencontrassent pas. Mais il n’y aurait pas eu de drame.
Le texte est écrit par le poète belge Maurice Maeterlinck. C’est un symboliste. Il poursuit la voie « de la poésie allégorique où l’image rappelle l’iconographie médiévale, la peinture de Pieter Brueghel l'Ancien ou de Jérôme Bosch. (…) Par la répétition du mot, Maeterlinck atteint une vibration spirituelle, « une résonance intérieure (Wiki). »
Difficile de faire plus simple et plus étonnant à la fois: au début de l'oeuvre le mot « aveugle » est répété quatre fois, dans quatre phrases successives. Moi-même je me permets parfois deux répétitions, pas plus. Quand on sait que la répétition du même mot est mal vue en littérature, on découvre ici une liberté poétique dont le but est de mettre en lumière ces aveugles, qui sont peut-être Pelléas et Mélisande. Ou Golaud. Ces héros tragiques sont-ils eux-mêmes si aveugles sur ce qui les anime?
A un moment Maeterlinck fait dire à Pelléas: « Je n’ai jamais regardé son regard ». Regarder son regard! Au-delà de l’étonnement du style vient l’évidence: on regarde le regard. Et un peu plus tard, après l’aveu d’amour soufflé du bout des lèvres par Mélisande, il ajoute: « Tu dis cela d'une voix qui vient du bout du monde! » Beauté pure. En douze mots tout est dit.
Il y a aussi la courte scène des moutons, coupée dans certaines versions. Que font là ces moutons qui ne prennent pas le chemin de l’étable? Allégorie des humains, choisis par un destin plus fort qu’eux-mêmes. Jusqu’où nous appartenons-nous?
L’histoire romantique se termine en drame. Coupé en deux par la jalousie Golaud tue Pelléas. Et Mélisande en meurt. La jalousie, étrange sentiment fait de furie, de folie, du sentiment de voir son être et sa foi engloutis dans le néant. Un refus du néant, de la disparition. Mais aussi mise en garde quand l’amour chéri, celle à qui il voue sa vie, s’éloigne. La jalousie et ses conséquences est ici, aussi, la tentation de protéger le lien auquel il tient.
Chacun en pense ce qu’il veut. A une époque on mourait encore pour l’être aimé. Et tuer son rival ou sa rivale c’était défendre l’honneur (ce que l’on nommerait peut-être aujourd’hui l’estime de soi, version édulcorée de l’honneur). Je croyais pendant longtemps que l’honneur était ringard, que la jalousie n'était que volonté de posséder l'autre, enfin toutes ces fariboles d'une époque qui se meurt. Je ne protégeais pas mon couple. Je ne m’en donnais pas le droit, je pensais que ce n’était plus une bonne chose. Je me trompais.
A l’époque romantique et au Moyen-Âge le corps incarnait les valeurs de l’homme ou de la femme. L’affront se réglait par le corps autant que par les mots. Du moins est-ce la représentation romantique d’un idéal, que les duels rendaient réels. Une autre vision du monde, d’avant la guerre et l’épicerie du couple.
Qui suis-je pour dire cela, moi qui ne suis pas mort pour la seule femme, la seule, pour laquelle j’aurais pu mourir, et je ne suis pas mort? Toutes ont été importantes, chacune différemment. Une seule valait de me perdre moi-même. Voilà que Debussy m’entraîne vers quelques souvenirs aux bords imprécis, dans mon impénétrable paysage intérieur. Dans son impénétrable et lumineuse étrangeté.
Quand je parle de la musique de Claude Debussy je ne peux être technique ou simple spectateur. Je suis forcément personnel. C’est sa magie. Parler de moi c’est lui rendre hommage.
Voilà. Pas d’extrait vidéo mais un tableau du peintre impressionniste Claude Monnet. Toute présentation vidéo partielle serait réductrice. Mais un immense bravo et merci à Jean-Marie Curti, aux chanteuses et chanteurs, à tous les musiciens et à toute son équipe.
L’oeuvre sera rejouée en automne à Chêne-Bougeries avec un orchestre en partie recomposé. Plus d’infos sur l’Opera Studio de Genève ici.
Image 1, Pelléas et Mélisande dans la version que j’avais vue au Grand-Théâtre de Genève en 2000; 2, Maurice Maeterlinck jeune homme; 3, Claude Debussy.
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