« La Terre n’appartient pas à l’Homme, c’est l’Homme qui appartient à la Terre ». Cette phrase attribuée au chef indien Seattle, de la tribu Suquamish, a été l’une des balises philosophiques de ma jeunesse.
Elle m’a nourri d’une forme d’écologie chamanique, où la nature est une présence vivante bien avant d’être un objet productif ou esthétique. Encore aujourd’hui, la contemplation des paysages éveille en moi de profondes intuitions.
Cette relation singulière à la nature, où les formes deviennent langage, contient l’idée que je n’en suis pas le maître mais seulement une partie. De nombreux processus personnels ou sociaux ne sont pas sous ma gouvernance. Je dois accepter ma part d’impuissance, quand ma volonté propre ou mes désirs ne sont pas réalisables. Je pense que c’est un des enseignements des religions: l’acceptation de ne pas être les maîtres de la création.
Je dois par exemple accepter d’être un homme et non une femme, et que cela prédétermine en partie mon existence. Accepter d’avoir certains talents et pas d’autres. De réussir certains projets et d’échouer ailleurs. D’être contradictoire. D’aimer la beauté et de ne pas toujours l’honorer. Entre autres.
Cette idée contraste fortement avec l’époque actuelle où des théories athées proposent de placer la volonté humaine au-dessus de tout. Nous pourrions faire et réaliser tout ce que nous voulons, disent les adeptes du New Age. Nous pourrions choisir notre genre sans tenir compte du corps et en changer à discrétion, disent les adeptes du Gender, autre secte passée par les universités.
Nous pouvons changer notre vie et maîtriser la nature selon nos besoins disent, depuis Bacon et Descartes, les philosophes et les industriels. Il n’y a rien qui nous définisse par essence, tout ce que nous sommes est le produit des circonstances et de notre propre pouvoir, dit l’existentialisme.
Descartes avait certes une position plus nuancée qu’il n’y paraît mais il a quand-même écrit:
« … au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. », la philosophie spéculative étant l’observation de la nature sans rien en tirer ni y changer.
Descartes formule l’idée que l’espèce humaine peut maîtriser son destin plutôt que le subir. On peut dire que cette pensée est sous-jacente à tout le courant productiviste qui domine la culture occidentale depuis probablement l’épisode climatique chaud du Moyen Âge. Ce réchauffement à favorisé la productivité végétale, et la production céréalière a permis une expansion sans précédent des populations, ce malgré les grandes épidémies de peste. Dans le même temps l’art est devenu gothique et ses pointes illustrent un élan vers un devenir, alors que les formes romanes montrent plutôt un équilibre avec ce qui est. La volonté de changer son destin par sa seule volonté était en route.
Tout cela contient une part de vérité. Sur certains plans nous sommes décisionnaires de nos vie. Par exemple nous pouvons dire oui ou non à une campagne de propagande. Nous choisissons aussi, jusqu’à un point, notre métier, notre lieu d’habitation, notre couple. Mais nous sommes aussi conditionnés par notre milieu, par les images familiales, par nos inconscients. Tout n’est pas en notre pouvoir. Même si nous étions conscients de tout, nous ne pourrions décider de la vie des autres. Un camion peut tuer notre enfant, la pluie causer une catastrophe, sans que nous ne le choisissions et décidions.
La volonté d’utiliser sans limites les ressources naturelles, de contrôler tous les risques, de choisir notre vie au plus intime, de ne plus vieillir et de guérir de tout, sont à mon sens du même ordre que la volonté de maîtriser la nature et de produire toujours plus.
Qu’il s’agisse de défricher pour cultiver, de tracer des routes pour échanger, vendre, acheter, d’améliorer la quantité de vivres produites sur un hectare, d’affiner les outils d’extraction des matières premières, de rentabiliser la création de biens de consommation, d’en tirer plus d’argent à moins de frais, tout est imprégné du productivisme en tant que philosophie (plus encore que d’idéologie industrielle). Nous-mêmes, individuellement, tendons à nous organiser pour produire le plus d’activité dans le moins de temps et d’énergie possibles.
Aujourd’hui la quantité de choses fabriquées est souvent critiquée. On invoque dans cette critique l’épuisement des ressources naturelles, la saturation du milieu vital et sa pollution, la nature même de nos besoins qui seraient créés de toutes pièces. De Descartes à la COP21, en passant par Marx et l’industrie automobile, tout est vu dans l’objectif de produire, de satisfaire des besoins réels ou non et de rentabiliser.
Mais que proposer pour tempérer ce productivisme, qui semble participer à la nature humaine, et qui se perpétue dans le passage aux énergies non carbonées? La nature ne se retire jamais de bonne grâce. Elle le fait par la contrainte: assèchement du climat qui produit la désertification, pullulation d’une espèce végétale ou animale au détriment d’une autre, par exemple.
Il n’y a pas de sagesse dans la nature. Et il n’est pas certain qu’il y en ait dans l’humanité. On en voyait une chez les amérindiens. Je lisais ces textes avec délectation. Le contraste d’avec le monde tel qu’il allait autour de moi, l’adhésion à la formule du chef Seattle, me donnait l’impression d’être parmi les purs. Je n’étais pas encore allé au charbon! Je ne m’étais pas sali les mains, je n’avais pas pris mes propres responsabilités et déployé mes ambitions, qui passaient à la fois par la sagesse et par la conquête! Simultanément.
Je ne porte pas de jugement sur les humains. Mais devant la question du productivisme effréné de notre époque, de la croissance démographique qui le justifie et le nourrit, devant les théories sociales contemporaines, je constate qu’il y a un mouvement, sous-jacent ou explicite, qui pousse l’être vers un toujours plus. Le productivisme présente cette contradiction qu’à la fois il permet la survie de l’espèce dans des conditions inespérées, et la pousse en même temps au bord du précipice de la saturation et de l’insignifiance.
Citation complète du chef Seattle (selon ce site):
« Nous le savons: la terre n'appartient pas à l'homme, c'est l'homme qui appartient à la terre.
Nous le savons: toutes choses sont liées.
Tout ce qui arrive à la terre arrive aux fils de la terre.
L'homme n'a pas tissé la toile de la vie, il n'est qu'un fil de tissu. Tout ce qu'il fait à la toile, il le fait à lui-même. »
Image 1: gorge du Toulourenc, qui descend du Mont Ventoux par le nord-ouest. Image 2: église romane de Gilly-sur-Loire. Image 3: église de style gothique de Graaf-Reinet en Afrique du Sud. Image 4: chef Seattle.
A découvrir, l'exposition Polina Demidova, jusqu'au 2 janvier. Voir ici.
Commentaires
https://fr.wikisource.org/wiki/Discours_du_Chef_Seattle_en_1854
Dommage que la folie et la cupidité des dirigeants occidentaux les ont fait disparaître. Mais bon tôt ou tard, la justice finit par se manifester.
Merci à Charles pour le discours complet !
Ce discours est très lyrique et d'une sincérité totale( c'est "trop", à mes yeux modernes, mais si on place ce discours dans son contexte, cette remarque est de trop ! ).
Ce discours explique bien la différence entre deux visions du monde.
Ce chef indien est conscient qu'il passe pour un sauvage, mais il dit malgré tout sa vérité. Il avait bien compris l'idée, que l'homme blanc se croyait supérieur. Est-ce que quelque émigrant blanc de son époque avait aussi bien compris le point de vue des tribus autochtones ? Certainement ! Il n'y a pas de raison que ça n'ait pas existé.
Sans forcément adhérer au côté religieux et spirituel du discours, j'adhère à l'idée que nous ne pouvons pas nous voir comme des entités séparées de ce grand système que nous appelons " la nature"(= ce qui est destiné à naître). Nous avons probablement perdu l'idée que la nature est destinée à (re)naître, puisque nous cherchons avant tout à la dompter et à l'exploiter.
Il me semble que la traduction de texte ne contient nulle part de mot "nature", mais les termes précis qui désignent la terre, le sol, le vent, l'eau. Et le sacré, les ancêtres, les enfants.
Pour moi, ce genre de texte est une incitation à penser autrement, à prendre quelques centimètres de recul par rapport à notre mode de fonctionnement. De se rendre compte que notre mode de vie dominant est le résultat d'un très long processus et que nous sommes les héritiers d'une longue tradition, qui remonte plus loin que R. Descartes.
La question fondamentale étant : sommes-nous prêts à rompre avec cette tradition productiviste ?
Il me semble, hommelibre, que nous ne sommes pas vraiment en désaccord, malgré nos échanges interminables.
Vous êtes juste plus perfectionniste et exigeant que moi.
Vous aimeriez que les initiatives pro-sauvegarde du milieu soient le fait de gens plus désintéressés, moins affiliés, moins endoctrinés, moins récupérés par des politiques, moins narcissiques, moins moralisateurs, moins béats.
Mais ce sont juste des hommes "normaux", avec toutes leurs compromissions et leurs errements. S'il y a des sales profiteurs au milieu de tout ça, faut-il discréditer le tout ? J'ai beau être désabusée, je ne me sens pas en position de critiquer les personnes qui essayent quelque chose.
Comment avoir des Chef Seattle de nos jours ? Qui aurait encore cette légitimité-là, quant au leadership écologique ?
(Nous ne savons pas ce que Chef Seattle a fait dans d'autres domaines ... peut-être serions-nous catastrophés par d'autres de ses paroles ou actions ???)
Je me contente des bougres qui mouillent leur chemise à leur façon en me disant que tant qu'ils ne nous embarquent pas dans un processus apocalyptique, je n'irai pas m'immoler sur la place publique.
Ce qui est drôle c'est l'impact du discours du chef Seattle serait bel et bien dû un fake datant des années 70 ! ( voir wikipédia).
Quant bien même le peuple amérindien respectait la terre et la nature.
Tout simplement il avait conscience que c'est la planète qui a abrité le développement de la vie, grâce à l'accumulation de miracles d'équilibres. Cette nature a fait que des bactéries ajustent un équilibre parfait de l'atmosphère, 1% de plus ou de moins d'oxygène brûlerait tout ou étoufferait tout.
C'est cette planète qui fait que sa taille, sa position par rapport au soleil, sa trajectoire qui produit un rythme propice à faire émerger la vie et à la développer.
Jusqu'à aujourd'hui on en connaît pas d'équivalence. C'est cette conscience qui est sage !
Les amérindiens n'étaient pas des saints, ils connaissaient la cruauté, la jalousie etc. Mais ils avaient cette culture très sage de connaître la mesure et d'être reconnaissant vis à vis de ce qui porte la vie et savaient l'apprécier.
Le productivisme consiste à prendre sans développer de conscience du système qui nous donne ces possibilités.
Cela ressemble beaucoup à une phase d'adolescent qui estime qu'il peut tout avoir, que tout lui est dû, sans même se rendre compte de toutes les contributions qui l'ont porté là où il est, ni la responsabilité qui incombe à ses désirs.
On pardonne à l'ado son manque de conscience quand il vide le frigo en rentrant de l'école et qui hurle s'il n'y a pas ce qu'il désire, sans réfléchir aux besoins de toutes la famille, sans penser qu'il consomme ce qui devrait servir au repas familial du soir. Sans considérer ce que coûte son attitude à l'ensemble du foyer qui le protège et le nourri. On pardonne son arrogance parce qu'il est en construction.
Il n'est pas tant question de faire partie des purs dans un monde débridé, il s'agit simplement de garder une conscience ou pas, du côté maternel de la vie. Apparemment on en a encore besoin. C'est un don qui mérite un certain respect et surtout constater que l'on ne peut pas avoir toujours tout à chaque instant. On peut appeler cela sagesse ou maturité, cela ne constitue pas forcément une religion dans son sens péjoratif !
Assumer ses ambitions, aller au charbon, représente un moment incontournable d'individualisation, et l'on se montre plus impatient où irritable à ce qui fait obstacle à cet accomplissement, pour autant ce n'est pas une finalité absolue.
Peut être qu'un jour l'être humain parviendra à s'émanciper totalement de la nature, peut être que c'est son destin, mais ce n'est pas pour demain matin, car à mon avis il ne s'agit pas que d'avancées technologiques; car je suppose que la technologie est inhérente à la culture et aux pouvoirs psychiques que le matérialisme à du mal à considérer en dehors du volontarisme. Il est parfois bon de prendre de la hauteur pour mieux prendre conscience de ses aveuglements.
La conscience humaine à cette facheuse tendance de se définir à travers des doctrines qui finissent toujours à un moment par être inadaptée quand elles ne sont pas vaines tant elles ne servent qu'une portion de la collectivité.
Le potentiel de techniques plus fines devrait sans doutes être explorées. Ce que le productivisme est pour l'instant incapable puisqu'il amène à l'insignifiance de la vie elle même. Comme vous l'avez décrit dans le billet suivant. La culture amérindienne comme d'autres auraient encore quelques contributions que l'on pourraient développer.
Mais en attendant chaque voix participe à 'équilibre entre les ambitieux volontaires et le conservatisme de la vie. En ce qui me concerne, je rêve du jour où l'humanité sera capable de vivre libéré de doctrines enfermantes.
Merci pour ce rappel du miracle de la vie sur cette planète, Aoki.
Les amérindiens ont, me semble-t-il, fait un choix. Ils n'ont pas pris la voie de la technologie. Peut-être n'en ont-ils jamais eu l'occasion? Je connais mal leur histoire de ce point de vue.
Si le discours du chef Seattle est un fake alors il est inspiré, dans la droite ligne des années 1970. Il résume une certaine philosophie. On y trouve quelques tournures comme il y en a dans Le Prophète de Gibran.
"On pardonne à l'ado ... son arrogance parce qu'il est en construction."
Oui, mais il semble que l'adolescence s'est généralisée. Le consumérisme, en tant que comportement, en est un exemple.
"... l'on ne peut pas avoir toujours tout à chaque instant." Cela on l'apprend quoi qu'il arrive! Le slogan de 68 "Tout et tout de suite" a servi le business mais n'a pas de réalité dans la vie des gens.
Je me demande parfois si l'on pourra s'émanciper totalement de la nature. Les références humaines passent par le corps et le sensible; le langage même et son expérience passent par le corps. Que serait un humain que la nature ne formaterait plus? Est-ce viable? Est-ce enviable?
He bien, je me retrouve de nouveau dans vos propos, vous avez parfaitement interpreté ce que je voulais dire par l'exemple de l'adolescence.
L'homme émancipé de la nature je n'y crois pas. Evoluer pour dépasser cette condition nécessiterait des années de peaufinement de la conscience et la conscience est relative à des limites physiques; l'oxygène justement. La conscience, la lucidité s'abaisse au fur et à mesure que l'oxygène est rare.
Si l'on l'on voulait consommer plus d'oxygène pour avoir plus de capacité consciente, notre corps s'oxyderait immédiatement.
Voilà ce que peut nous apprendre la grande sagesse de la nature, c'est que nous sommes dans un parfait équilibre pour lequel je m'émerveille à chaque fois que j'y pense.
"Cette nature a fait que des bactéries ajustent un équilibre parfait de l'atmosphère, 1% de plus ou de moins d'oxygène brûlerait tout ou étoufferait tout."
http://www.futura-sciences.com/magazines/matiere/infos/actu/d/chimie-bref-cours-histoire-oxygene-atmospherique-fortement-fluctue-42174/
https://sciencetonnante.wordpress.com/2014/06/16/dou-vient-loxygene-de-lair-que-nous-respirons/
Un cadeau de la Nature ... ce matin, au Mexique.
http://fr.euronews.com/2015/12/29/eruptions-spectaculaires-au-mexique/