À Genève, le théâtre fait sa Comédie.
Grosse fâcherie dans le landerneau artistique et politique local. Et pas que local: elle touche aussi le plus grand festival européen de théâtre, Avignon.
L’affaire
Pour le spectacle phare de sa saison, « Les émigrants », la Comédie de Genève a engagé un metteur en scène polonais réputé, Krystian Lupa. L’homme est connu pour sa perception très expérimentale du théâtre. Cité par Wikipedia il soutient le théâtre « … comme instrument d’exploration et de transgression des frontières de l’individualité. »
Même si cette déclaration ne représente pas la totalité de la démarche du metteur en scène elle le positionne comme une figure marquante, dans la lignée des courants d’avant-garde qui ont marqué cet art au 20e siècle. Il a possiblement été victime autant que bénéficiaire de cette aura. On le désire et on le craint en même temps.
Un journaliste très marqué à gauche, lié à la troublante réapparition des manuscrits disparus de Céline, Jean-Pierre Thibaudat, écrit de lui (Wiki):
« … entêtant, vénéneux, dilaté. On ne va pas voir un spectacle de Lupa, on s’y installe comme sur une île pour y passer la nuit. Le théâtre et le jeu des acteurs y perdent leurs effets. »
Lupa a choisi de pousser son théâtre dans une voie très personnelle. Il adapte des textes ou les crée avec ses comédiens. La courte vidéo en fin de note lui donne la parole, il résume sa méthode de travail.
Médiums
Il fait partie d’un courant très prisé le siècle passé. L’Actor Studio, le Living Theatre et d’autres ont jalonné cette voie d’un théâtre transgressif et provocateur où l’acteur dépasse ses limites. La Comédie l’a engagé en connaissance cause.
Cela dit, j’ai visionné quelques extraits de pièces qu’il a réalisé et je me suis franchement ennuyé. Du théâtre d’avant-garde il ne reste, à mon point de vue, que des lambeaux stéréotypés.
Le risque avec un personnage comme Krystian Lupa est que sa démarche reste fermée sur son propre univers. Il n’y a pas de texte de référence dans lequel faire émerger la pensée d’un auteur autre que soi. Si je comprends tout est centré sur lui.
Ce pouvoir sans partage accordé à des metteurs en scène d’avant-garde l’était au nom d’une réputation forte, parfois plus fantasmée que réelle, supposée apporter un supplément de sens aux oeuvres.
Mais dans les temps de répétition Lupa a réussi à faire signer une pétition de 60 personnes de la Comédie contre lui. Le Temps en dit plus:
« Des acteurs, il attend qu’ils soient des médiums, que par eux passe une partie du monde. Cette exigence a nourri depuis un demi-siècle des créations qui marquent à vie, comme son adaptation du Procès de Kafka au Théâtre de l’Odéon à Paris ou Des Arbres à abattre d’après Thomas Bernhard… »
Harcèlement
A-t-il abusé de ce pouvoir? La Comédie de Genève et le Festival d’Avignon ont annulé le spectacle en raison de comportements jugés inadéquats. Selon le journaliste RTS Thierry Sartoretti:
« Les conditions de travail peuvent être intenses, chargées, porteuses de conflits. Toutefois rien, surtout pas l’art, ne justifie des comportements engendrant la souffrance. »
Le spectacle a coûté 900 000 francs, de l’argent public. Cet abandon et cette perte seraient justifiés selon le Conseiller administratif Sami Kanaan. Dans un autre article sur le site RTS on lit aussi:
« Je pense que le respect de la personnalité n’est pas de l’argent dilapidé. Le harcèlement, quelle que soit sa forme, est intolérable. Des comportements qui paraissaient acceptables il y a encore cinq ou dix ans ne le sont plus aujourd’hui. Ce message doit être absolument limpide. »
Lui-même reconnaît deux excès:
« Je n’aurais pas dû élever la voix parce que je n’approuve pas moi-même de tels comportements. »
Si l’article rappelle que « … la question de la frontière entre exigence et harcèlement est actuellement brûlante et dépasse largement les frontières du monde de la culture », il n’y a pas ici de comportement pénalement répréhensible.
Abandon
Tout le monde à la direction et à la ville de Genève semble se féliciter de cette annulation. L’exemplarité aurait gagné. Mais la vertu affichée et la bonne conscience laissent des comédiens dévastés et furieux.
« A ma connaissance, personne n’a porté plainte. Il n’y a pas eu de débordements qui soient punissables. Il n’est donc question que d’une ambiance, et le tolérable dans l’ambiance est totalement subjectif", juge l’acteur Jacques Michel. »
« Je pense que l’on peut tout à fait prendre en compte l’humain et les besoins artistiques. Des solutions auraient pu être trouvées pour dialoguer et mettre en place une médiation", estime quant à lui Aurélien Gschwind. »
J’imagine bien leur frustration.
La décision d’abandonner le spectacle à une semaine de la première et à un mois d’Avignon suppose de la part du metteur en scène un comportement particulièrement grave. Je n’y étais pas, je n’en sais rien, mais si vraiment rien n’a été tenté pour apaiser les conflits, la direction est en faute.
La vidéo ci-dessous expose en résumé la démarche de Lupa.
Stress
On peut apprécier ou prendre ses distance avec ce survivant d’une époque en voie de disparition: la libre expérience. Pour ma part je vois en Lupa l’acteur d’une époque où le théâtre sortait enfin du boulevard. Une avant-garde à laquelle j’étais sensible.
Mais la subjectivité triomphante et exubérante de cette époque a fait escamoter certains fondamentaux: donner une vie propre au texte, détourné parfois en un manifeste politique.
J’ai été fan de l’avant-garde dans des textes et dans les formes. C’est divertissant. Or j’en suis revenu. Je n’avais pas encore acquis l’exigence de respect minutieux du texte.
Je ne sais ce qu’il faut penser précisément de Krystian Lupa. Peut-être a-t-il été trop infect pour certains. Peut-être a-t-il trop le melon, comme cela arrive à des metteurs et metteuses en scènes de type gourou.
Lui s’en explique autrement au Monde et relate les conditions stressantes qui ont fait capoter le projet.
Je note que le théâtre de la Comédie a fait sa publicité 2022-2023 sur les thèmes suivants: se dire les mots, tout vivre, ou le théâtre d’expériences démultipliées. Il semble que La Comédie n’ait pas été à la hauteur de ces annonces.
Maintenant c’est trop tard. L’annulation des Émigrants passera aux profits et pertes. Ainsi va la vie.
Propos de K. Lupa:
Présentation de Imagine de K. Lupa: