Qu’aurais-je fait à sa place? Je me posais cette question en lisant la déclaration d’une des Amazones de Kadhafi. Il s’agit d’une jeune femme de 19 ans citée par le Figaro: «... elle affirme par ailleurs avoir été forcée à exécuter des insurgés prisonniers, onze en tout. «Ils les ont amenés un par un en me disant : tue-le (...), si tu ne le fais pas c'est nous qui te tuerons».
On est ici face à ce que j’avançais dans mon précédent billet sur ce thème: la contrainte et l’empêchement à la liberté passent par le corps. La menace de mort visait directement son intégrité physique. Elle n’était plus en mesure de faire un choix libre.
Qu’aurais-je fait à sa place? La question ne peut trouver de réponse raisonnable tant la situation est extrême. Sauver sa peau est humain. Tuer gratuitement des prisonniers sans procès est insupportable. Comment pouvoir encore se regarder après cela? La justice innocentera cette femme, si elle a un procès. Elle l’innocentera à cause de la contrainte sur sa vie. La justice déplacera la responsabilité sur les commanditaires. Mais c’est bien elle qui a appuyé sur la détente, elle qui a tiré. Je ne sais comment on se guérit moralement de cela. Je pourrais dire que même avec un pistolet sur la temps, nous ne sommes obligés à rien. Nous pouvons librement décider de nous laisser tuer plutôt que de tuer sur contrainte. Mais j’imagine combien cette décision doit être difficile à prendre.
Les préjugés
Je cite encore une fois Philippe Bénéton, dans «Les fers de l’opinion»: la liberté se définit non seulement par rapport à la contrainte mais également par rapport aux préjugés.
«L’Homme émancipé s’oppose par définition aux règles de vie du vieux monde, il adopte par définition les règles de vie du nouveau monde. Qu’est-ce à dire sinon que la nouvelle liberté entrave celle de choisir ses règles de vie?»
Pour appréhender la réalité de manière libre il faut laisser de côté les préjugés. Par exemple: comment analyser le mode de vie des indiens d’Amazonie si l’on considère par préjugé que la nudité qu’ils pratiquent est un signe d’archaïsme civilisationnel?
Un préjugé est martelé par l’entourage dès la petite enfance et ne se discute pas. Il prend force de loi et forme la perception intellectuelle sans que celle-ci ait pu se former elle-même selon plusieurs critères. Disposer de plusieurs référents d’analyse favorise un libre déroulement de la pensée.
Les préjugés peuvent être culturels, religions, raciaux, de voisinage: ils produisent la même conséquence, à savoir un défaut de liberté intellectuelle.
Les préjugés se forment aussi en politique. Ils sont même légions. Le clivage gauche-droite interdit souvent à des adversaires politiques de voir les qualités de l’autre. «Il est de gauche» ou «Il est de droite» réduisent l’individu à être un pion sur une échelle de mesure préfabriquée. Pire: parler d’immigration serait un langage de droite, parler de redistribution des richesses un langage de gauche. On est catalogué selon les thèmes que nous abordons et l’angle d’analyse que nous développons. Il ne serait plus permis d’approuver une vision de gauche et en même temps d’adhérer à une autre vision, plus de droite celle-ci.
Liberté intellectuelle
Les contenus de pensée, et ceux ou celles qui les proclament, ne sont donc plus perçus en eux-mêmes mais par rapport à leur appartenance politique. La liberté est bridée par les préjugés et les présupposés. Thème que j’abordais déjà dans un propos récent sur la modernité.
Je crois que la liberté intellectuelle, la liberté de penser, est un fondement de la liberté. Non seulement les préjugés méritent amplement d’être revus et corrigés - c’est le cas par exemple avec le racisme dont la science du 20e siècle a montré l’absence de fondement - mais on doit pouvoir décider de sa vision de la vie sans être stigmatisé à cause de ses opinions. Un croyant a la même légitimité intellectuelle de croire, qu’un athée de ne pas croire. Il n’est en soi pas mieux de croire ou de ne pas croire. Si l’on doit évaluer la personnalité, il y a des valeurs qui traversent le temps, qui ne sont ni modernes ni anciennes, et qui sont plus fiables que les préjugés: l’honnêteté, la bonté, le respect, par exemple. Etre considéré comme «moderne» dans ses idées ne fait pas automatiquement de quelqu’un une personne bonne, respectueuse ou honnête. Or la société a besoin de ces valeurs, plus que de théories.
La critique, si elle doit s’exprimer, se fera sur le contenu, pas sur le fait d’être croyant ou non. La liberté ne peut d’épanouir dans des procès d’intention ou des attaques ad hominem.
Liberté économique
Jusque là je propose donc d’envisager la liberté sous les angles de la non-contrainte sur le corps, et sur la possibilité de mettre en question les préjugés afin de laisser la pensée se former sur la base de référents multiples. Ils correspondent à ce que l’on peut nommer la démocratie politique: liberté du corps, liberté de penser et de choisir sa vie. Comme dit précédemment ces libertés s’exercent dans un cadre, dans une limite. C’est le paradoxe nécessaire: nous sommes libres, mais pas de tout faire, pas dans tous les domaines. Une liberté totale deviendrait vite la liberté du plus fort et conduirait à une nouvelle tyrannie. Cela me rappelle cette phrase désastreuse du nazisme - désastreuse à cause du contexte où elle est utilisée, apposée à l’entrée des camps de concentration et d’extermination: «Arbeit macht frei» - le travail rend libre. Et pourtant, dans un autre contexte, oui le travail rend indépendant, autonome, permet d’avoir à manger, donc rend plutôt libre. Le détournement du sens des mots et des valeurs est une technique délibérément confusionnante des mouvements totalitaires, de gauche comme de droite. La liberté de ceux qui ont écrit cette phrase se payait au prix de l’extermination des autres. Ce n’est pas la conception démocratique de la liberté. Pensons-y, quand nous critiquons vertement la démocratie.
Un point est aujourd’hui souvent évoqué dans la critique sociale: l’absence de liberté économique. Soit l’absence de droit de l’employé sur la marche de l’entreprise. La disparité des revenus favorise un sentiment d’exploitation de l’employé et débouche sur le désir d'une hypothétique liberté économique. Celle-ci ne serait acquise que si personne ne peut utiliser la force de travail de quelqu’un d’autre à son propre profit. Ce qui suppose la disparition de la propriété privée sur les entreprises, et la gestion de leur budget comme le développement de la production par les employés eux-mêmes.
Je ne sais si les employés veulent cela dans leur majorité: prendre les risques, savoir faire les bons choix, être responsable des pertes (puisqu’on n’aurait plus de société anonyme afin d’éviter que les actions ne soient vendues au profit d’un seul acheteur qui reconstituerait le système d’avant). Par contre dans la mesure où les employés et les employeurs partagent la navigation sur un même bateau, je comprends que l’on mette en place des tables de discussion et de négociation entre les deux parties: car la réussite de l’entreprise est au profit de tous. Mais cela reste dans le cadre d’une société propriété de certains et pas de tous. Sauf si les employés rachètent peu à peu toutes les actions de l’entreprise.
Autre chose: si l’on annule la propriété privée sur l’entreprise, afin supposément de mettre la démocratie économique en place, cela signifie que le système de liberté dans lequel nous vivons peut s’effondrer à tout moment. Car il n’y aurait alors pas de raison pour que la propriété privée individuelle ne soit pas atteinte elle aussi: plus rien ne nous appartiendrait.
Le thème de la liberté, si important historiquement, suppose donc des cadres et des limites. L’important est qu’ensuite chacun respecte ces cadres. Le non-respect du cadre, ou d’un contrat, est davantage la conséquence d’une disposition personnelle, d’une éthique manquante, d’une éducation inachevée, que d’un excès de liberté que certains se donnent ou que la société leur octroierait. Si dans un même système social il y a des sages et des bandits, ce n'est pas le système qui est en cause. Aucun système n'a jamais empêché qu'il y ait des escrocs, des voleurs et des criminels. La liberté a besoin d'éthique. Quand l'éthique diminue, la liberté est menacée.