Un condensé de sociologie: l’oeuvre de Pagnol est bien plus qu’une fiction. Lundi soir la RTS diffusait le film que Daniel Auteuil a réalisé. J’ai découvert un objet rare.
D’abord la réalisation: pudique mais très expressive. A part de rares séquences un peu appuyées (le bébé dans le berceau) tout est sobre. Cette sobriété se retrouve aussi dans l’image, travaillée dans des couleurs un peu vintage. Les paysages de Provence - il m’a semblé reconnaître les Alpilles - sont superbes. Le film est porté par Daniel Auteuil mais aussi par la grâce d’Astrid Bergès-Frisbey dans le rôle féminin de Patricia (la sirène de Pirates des Caraïbes), et par la présence crédible et surprenante de Kad Merad.
Ensuite l’écriture: une langue simple et raffinée, très maîtrisée, sans effet superflu. Pour sa première réalisation Daniel Auteuil a servi l’oeuvre de Pagnol de belle manière.
La première version de ce film fut tourné en 1940 par Pagnol lui-même. Il contient une somme d’éléments qui en font plus qu’une fiction. C’est une sorte de manuel de sociologie vivant et condensé.
Il y a le pauvre qui trime dur, le puisatier, qui tout au long de l’histoire garde sa fierté et ses valeurs, et qui souffre d’avoir perdu son honneur. Son patronyme indique qu’il est d’origine italienne, ce qui rend sa situation encore plus difficile quand on sait que la xénophobie contre les immigrés italiens fut particulièrement féroce dans le sud de la France, au XIXe et XXe siècles. Il y a le boutiquier aisé, français, dont la puissance par l’argent ne peut faire plier le puisatier. Il incarne non pas le patron arrogant des clichés mais le notable discret et plus humain qu’on ne pourrait d’abord le croire. La pauvreté ni la richesse n’épargnent des blessures de la vie.
Il y a la famille. Le faiseur de puits, père de Patricia, élève ses enfants seul. Sa femme est décédée. Il n’a qu’un regret: ne jamais avoir eu de garçon. A la campagne, et à cette époque, le garçon prolongeait le nom du père. C’était une identité sociale pour les hommes. Les femmes avaient la maternité, les hommes le nom.
Il y a la fille du puisatier, Patricia. Enceinte du fils du notable, elle se retrouve seule quand il doit partir d’urgence à la guerre. Son père l’envoie chez sa tante pour les raisons de l’époque: une fille-mère et ses parents subissaient l’opprobre de la communauté. La grossesse hors mariage était une faute. Quoi que l’on en pense aujourd’hui, il faut se remettre dans une époque où la dignité de l’homme était dans le travail et le fait de subvenir aux besoins de sa famille, et celle de la femme dans la pudeur et la fondation d’une famille classique. Les contingences sociales faisaient intégralement partie de l’identité individuelle. Cela donnait forme, force et repères collectifs à la société.
Il y a aussi le conflit entre cette contrainte sociale - dont le jugement des autres était un couperet incontournable - d’une part, et l’amour puissant que ce père porte à sa fille d’autre part. Il finit par la reprendre à la maison avec son petit-fils né entretemps.
Il y a la fille, son respect du père, et sa liberté de parole. Elle ose annoncer sa grossesse. Elle sait donner ou refuser son consentement. Il y a soumission à la figure du père, que tout enfant d’alors devait accepter (c’était un élément essentiel de l’apprentissage de l’autorité avant de l’incarner ensuite soi-même), elle n’est pas à l’homme.
Ce film est une histoire de vie qui nous parle du monde dont nous venons, ce monde qui portait des valeurs familiales et sociétales fortes ainsi que le respect de l’engagement individuel. Etait-ce mieux qu’aujourd’hui? Je n’oserais le prétendre. Mais à coup sûr la vie et la personne n’avaient pas moins de valeur qu’aujourd’hui, malgré les contraintes sociales, les différences de classe économique et de culture, la guerre et la dureté des temps.
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