Les grands nationalismes qui se sont jetés sur l’Europe aux XIXe et XXe siècles étaient en partie des réactions positives - à l’époque - contre le système féodal et l’Ancien Régime. C’étaient l’émergence des Etats-Nations, Etats pour tous et par tous. Ils sont initialement des produits de la démocratie naissante, mais encore imprégnée de pouvoir absolu.
L’Homme nouveau, un idéal
La Nation était l’émergence et la forteresse du peuple. L’idée que l’Etat était l’émanation du peuple est signifiée entre autres par la systématisation du service militaire dès 1798 en France. Les citoyens ne combattent plus pour un seigneur local ou pour une milice royale mais s’engagent pour la patrie. Le pays, la terre natale, devient en quelque sorte la propriété des citoyens, qui ont pour charge de la défendre.
Peu à peu l’Homme nouveau, en gestation depuis Rousseau, et même depuis le christianisme, représentait un idéal en ce XIXe siècle déchiré, pour plusieurs leaders de l'époque: Marx, Lénine, Mussolini et Hitler. Contre les pouvoirs absolus, l’individu pouvait enfin décider de sa propre vie. Cet Homme nouveau serait affranchi de l’oppression et disposerait de lui-même. Barrès, cité dans la première partie, tentait à sa manière anarchiste - dans ses débuts - d’incarner cet Homme nouveau.
Il était logique qu’un système politique vint appuyer cet idéal, et que l’Etat protège l’individu contre toutes les convoitises territoriales qui avaient couru sur la terre d’Europe. Le nationalisme répondait à la fois au besoin de puissance du citoyen maître de l’Etat, dont la liberté est garantie par des frontières géographiques sûres, et de l’Etat protecteur. Dans tous les cas l’Homme nouveau était affranchi et décidait de soi, mais dans tous les cas le nationalisme de l’époque a écrasé l’individu sous des tyrannies démentielles.
Il faut réaliser que le nazisme et les mouvements fascistes de la première moitié du XXe siècle participaient d’une philosophie politique émancipatrice. Cela peut sembler aujourd’hui incroyable, mais des intellectuels de renom, sincères, ont été attirés par cette idéologie où se mêlaient Etat fort, indépendance nationale, égalité sociale et avenir radieux. On ne peut comprendre la suite des événements si l’on n’a pas à l’idée cette adhésion au fascisme, comme au communisme stalinien.
Cioran, Céline, Brasillach et d’autres ont cru en cette idéologie qui proposait une foi en l’humain. L’antisémitisme lui-même a pu représenter une sorte de désir d’indépendance nationale. La Shoah n’est pas sortie de rien et n’avait pour seul but la cruauté. On ne pourra digérer le XXe siècle qu’en acceptant aussi de revisiter ces fantômes de notre passé et les raisons de leurs sympathies nazies. Aujourd’hui nous sommes encore à courir devant ce passé de peur qu’il nous rattrape, et nous fabriquons l’Europe trop vite, nous avons piégé le langage et la pensée dans le moule terrorisant des camps de concentration. Aujourd’hui deux espaces seulement sont ouverts en Europe: le libéralisme - des moeurs et de l’économie - et l’anti-libéralisme ou gauche et droite extrêmes retrouvent un terrain d’existence.
Le nationalisme a accouché de la peur de lui-même. On sait aujourd’hui un peu mieux, je l’espère, que ce genre de philosophie ne mène qu’à l’horreur, y compris pour ceux qui y croient. En effet, dans la toute-puissance de l’Etat souhaitée par une partie des citoyens, une inversion se produit où le pouvoir doit contrôler les citoyens pour qu’aucun d’eux ne desserve cet idéal de l’Homme affranchi. Pour l’affranchir et de protéger de lui-même, ô paradoxe, on crée un univers concentrationnaire inouï.
Le désir d’Europe
Le nationalisme n’est pas la seule manière d’exprimer la co-construction entre l’individu et son espace géographique naturel, celui où il est né ou celui où il choisit de faire sa vie. Le patriotisme est peut-être plus propice pour illustrer ce mariage de la terre et de l’Homme. Il n’a pas l’aspect belliqueux et fermé sur soi du nationalisme. Il est un support, pas une forteresse.
Mais une patrie ne s’invente pas sur simple décision administrative. C’est une longue construction faite de sueur et de larmes, de bonheurs aussi, de générations qui s’y reproduisent, de culture partagée et accumulée, de crises surmontées ensemble. De conflits parfois. On voit par exemple comment la Palestine, qui n’était qu’un nom administratif sans état ni nationalité, devient un peuple dans le long conflit avec Israël. Cependant l’identité politique ne suffit pas à faire une patrie. Il y faut plus, beaucoup plus.
L’Europe ayant traversé les déchirures que furent les deux guerres mondiales et leurs régimes d’horreurs, le choc des guerres et du fascisme ayant été si violent, elle a eu besoin de se reconstruire autrement. Elle s’est plongée éperdument dans l’unification, comme pour oublier d’où elle vient. Elle a gommé une partie de sa mémoire. Pour aller de l’avant sans être écrasés sous le remord il fallait oublier le nazisme, le stalinisme, oublier les Etats-Nations criminels qu’elle a elle-même produits, ces dragons mangeant leurs propres enfants. Oublier le XIXe siècle. Aller tête baissée dans un modernisme dont la technologie devint le fer de lance, au détriment de la philosophie. L’Homme nouveau n’était pas mort mais il avait pris un sérieux coup. Trop de danger étaient attachés à ce concept.
La liberté avait changé de territoire. Elle était passée de l’idéologie au business. L’individu s’épanouissait dans la consommation. Avoir une voiture, revendiquer son salaire, prendre la parole, étaient à portée de tous sans verser une goutte de sang. Les images cinématographiques de la liberté ce sont entre autres celles de Pierrot le Fou de Godard, roulant vers le sud pour y trouver la mer - et y mourir.
La construction européenne répondait alors à trois impératifs. Le premier était: plus de guerre! Je crois que cela reste une des principales raisons dans l’esprit de la population. La deuxième était de créer un vaste marché pour les affaires. La troisième était de devenir un partenaire géopolitique de poids dans un monde où seuls semblent se développer les grands empires ou les grandes aires d’influence, tels les Etats-Unis, la Chine, la Russie, ou des alliances de pays, avec la vassalisation économique des plus petits qu’eux.
Ce désir d’Europe est un phénomène extraordinaire. Imaginer qu’en 15 ans l’Allemagne et la France sont, d’ennemis héréditaires acharnés, devenus amis et partenaires durables est inouï. On oublie souvent de mesurer l’immensité du pas accompli.
Mais cette Europe, si enthousiasmante, a des ratés. De projet elle devient boulet aux yeux de certains. Faut-il la changer? Y renoncer? Revenir aux Etats-Nations? Foncer en avant? A-t-elle un avenir, et si oui quelles en sont les traces?
A suivre.
Commentaires
C'est intéressant les grands projets comme l'Europe, mais les mener à petits pas, faible intégration économique, et à trop grands pas, trop de pays disparates, ça cafouille. Une Europe fédérale à 5 ou 6 pays pour commencer, à plus au début ça ne tient pas la route.
C'est allé trop vite avec certains pays, en effet, sans que la base soit vraiment solidement constituée. La fuite en avant, je pense, par rapport à un passé autour duquel les dirigeants européens ont voulu mettre une sorte de cordon sanitaire, je pense. Le résultat actuel est problématique car un paquet d'énergie part dans les tentatives de sauvetage plus que dans la construction.
"La fuite en avant, je pense, par rapport à un passé autour duquel les dirigeants européens ont voulu mettre une sorte de cordon sanitaire"
Et éviter que l'écart se creuse encore plus, avec des pays hyper-développés entourés de zones de non-droit juste à côté : on a déjà l'Afrique à portée de barques pourries, et on voit les problèmes que cela pose...
Mais c'est un travail sans fin. Après la Turquie, tous les pays en -stan devraient-ils faire partie de l'Europe ? Et les relations avec la Russie et ses inféodés ? Etc, etc...
En effet Géo, l'écart a probablement été aussi une des raisons.
La Turquie est un cas particulier car malgré sa religion non chrétienne elle est à cheval, et du point de vue géostratégique il serait peut-être bon qu'elle soit européenne. La Russie, à mon avis, fait partie de l'avenir d'une vaste Europe, elle en est un partenaire naturel et historique.
"La Turquie est un cas particulier car malgré sa religion non chrétienne elle est à cheval,"
A cheval ? 1% européenne, 99% asiatique. Pour le moment, les chrétiens y sont persécutés et les footballeurs suisses accueillis à coups de pieds dans les couilles...
Bon, je n'aime ni les chrétiens ni les footballeurs. Mais ce n'est pas une raison pour que je pense que la Turquie soit eurocompatible...
La Russie non plus, d'ailleurs. Et d'ailleurs, quel intérêt ? Pensons à annexer la Savoie dans la Suisse avant d'imaginer ces pays exotiques en Europe...
J'ai le sentiment que la majorité des peuples européens ne sont pas favorable à cette UE.
On voit ici un malentendu entre une idée de l'union des peuples sous une image supra identitaire et la réalité qui n'est que bassement économique.
J'ai presque envie de dire que l'économie mondialisée est devenue ce super état non localisé, auquel plus personne ne trouve d'identité propre, sauf celui d'y être asservi dans le sens que ce n'est plus l'économie qui sert l'humain, mais l'inverse.
Le Concorde, Airbus, la fusée Ariane, sont des réalisations communes qui dataient d'avant l'Union. Pour dire que la collaboration à partir des identités propres ce faisaient sur la base d'un sentiment commun d'appartenance à une même coloration culturelle géolocalisée. L'Union Européenne a plutôt fait l'effet d'une dissolution de ce sentiment.
Les mots DIKTATS (de Bruxelles) et DEMOCRATIE sont-ils synonymes: quelle compatibilité entre eux? S'il n'y en a aucune... faut-il continuer à jouer aux autruches?
Oui Alix, une partie du problème est là. Mais je crois que la réponse est complexe et douloureuse. Dans l'article suivant j'aborde l'idée qu'il n'y a jamais eu de peuples en Europe, au sens où on l'entend en Suisse par exemple. Les anciens peuples ont été trop dilués dans des entités mélangées et changeantes pour qu'il reste une conscience de peuple. Et du coup je ne vois pas une Europe des peuples. Un fédéralisme relatif serait une des pistes possible, mais pas trop poussé car il faut aussi unir les contraires.
Ou, mais c'est une idée inacceptable actuellement, un despotisme éclairé, une sorte d'empire démocratique comme Rome, sans l'esclavage et avec la possibilité de déposer l'empereur. J'y viendrai dans la cinquième partie.
En effet Aoki, mais Airbus et Ariane sont à forte dominante franco-allemande. Ce ne sont en plus pas les peuples qui les ont fait, ce sont des investisseurs et la matière grise de nos universités. La fierté vient de la compétition gagnée, l'appartenance est un repli conflictuel.
Je pense que les peuples européens sont dilués depuis longtemps et ne trouvent plus d'identité. En France les politiques parlent du peuple pour s'emparer du pouvoir, pas pour lui donner la parole.
Le passage à une entité supranationale a besoin de l'économie, elle ne pourrait se faire sans. Mais le renoncement aux identités nationales est très problématique, et il n'y a pas de formule de remplacement. Les différences et antagonismes sont forts en Europe, une simple démocratie à l'américaine n'apaiserait pas et n'unifierait pas. Le fédéralisme lui-même serait peut-être inapplicable, du moins un fédéralisme à la Suisse, vu les différences de nombre de votants et de culture. Trois pays pourraient décider du sort de 25.
Il manque la suite du projet européen. Les fondateurs en avaient-ils une idée?
" Ou, mais c'est une idée inacceptable actuellement, un despotisme éclairé, "
Ha ... liberté individuelle forcenée ou civisme et sens social contraignant. Ce dilemme s'accroit globalement de jour en jour. Du moins c'est mon impression.
Petite digression biologique:
Notre cerveau reptilien n'assure pas seulement les réflexes de survie, il contient en corollaire cet instinct très très profond du moi individuelle. En effet les reptiles ne sont pas connus pour leur vie grégaire et solidaire.
Ceci est apparu avec les vertébrés supérieures, les mammifères. Le cerveau social, de la vie en groupe avec ses codes pour maintenir la sécurité de l'ensemble. Cela passe par l'affect.
Quant au néo-cortex, c'est la capacité de s'éloigner de l'emprise directe de l'environnement pour s'en faire une représentation abstraite personnelle. C'est le monde des idées, mais qui court le risque de s'égarer loin des réalités. On en a des exemples avec les théories comme celles de Judith Butler. ;)
Les êtres à sang chaud sont les seuls à rêver lors du sommeil paradoxal. Le cerveau refroidi progressivement laissant les deux cerveaux supérieurs s'éteindre pendant que le bulbe rachidien (cerveau) reptilien a tous le champ pour être actif ( les reptiles à sang froid ne dorment pas vraiment).
La nuit nous revenons donc à notre individualité instinctive naturelle ! Comme pour contre-balancer nos idées qui partent si loin parfois. C'est un phénomène vital !
Bizarre comme approche pour le sujet du post ? Pourtant cela désigne toutes les forces en présence qui nous animent lorsque nous débattons sur les libertés ou l'organisation sociale.
L'idée d'une identité supranationale tire très fort sur l'élastique de notre sens individuelle profond. En tirant si loin on crée les risque de retour en boomrang, càd des repli nationaliste etc.
C'est bien ce qui se passe. La raison peut bien concevoir, mais la nature travaille en force la nuit. C'est une ombre que l'on ne devrait pas sous estimer.
Indubitablement l'adhésion émotionnelle peut remplir un rôle de médiateur entre les extrêmes cérébrales. Mais l 'UE d'aujourd'hui ne porte absolument rien en ce sens, plutôt le rejet.
La recherche de symbole unifiant (pléonasme puisque symbole veut dire réunir et est le contraire de diabole qui veut dire séparer), serait une bonne voie en théorie, mais il faut éviter les dérives impérialistes et puis aujourd'hui les symboles n'intéressent plus grand monde ou sont souvent surfaits. Comme vous le dîtes "les peuples européens sont dilués depuis longtemps et ne trouvent plus d'identité"
Finalement, les zones de libre échange et de coopération, sans transfert de compétences représentent une voie du milieu pas si mal que cela. Les chose se sont gâtées en allant plus loin.
Je reste sur ma position qui dit que l'on ne se révolte pas assez contre le diktat économique qui nous asservit au lieu de nous servir. A mes yeux, nous restons dans une convention sociale qui pense que ce n'est pas la réalité . Que nous pouvons pas changer car on en a besoin ... !
Il se trouve là le champs créatif devant nous, il pourrait être fédérateur vers d'autre formes d'organisation de vie, d'autres valeurs. Une création de pointe ;)
Je pense que bien des choses se mettent en route chez les gens qui sont passé dans le fossé de la marge socio-économique.
On verra !
Aoki@ Plusieurs points :
- Vous faites l'association supra-nationalité/individualisme. L'individu perdu dans une masse informe a moins de droit et d'identité. On pourrait donc me semble-t-il inverser votre proposition...
- "aujourd'hui les symboles n'intéressent plus grand monde". Le langage symbolique est un proto-langage et ne s'adresse pas à la conscience. Vous devriez vous intéresser aux oeuvres de C.G. Jung...
Et pour illustrer mon propos, j'ai trouvé ça dans le blog de P.Holenweg :
"Mais ce qui s'y oppose et la nie a changé : le capitalisme, qui s’est avancé sous la bannière de l’individualisme a constitué un individu sans individualité. A ceux qui pleurent ou font mine de pleurer sur la montée de l’individualisme, sur la dissolution individualiste des liens communautaires d’abord, sociaux ensuite, nous pouvons répondre, rassurants : « ne pleurez plus, ce que vous craignez n’est qu’un fantôme… ». Jamais troupeau ne fut plus moutonnier que celui des populations de nos sociétés. Nos sociétés sont individualistes comme le camembert industriel est « fermier », « rustique » et « moulé à la louche », et nous en sommes bien à ce stade où la vie privée est privée de vie."
@Géo
Je connais assez bien CG Jung.
Comme vous le dîtes, le symbole est un proto-langage et donc appartient à ce monde du cerveau limbique encore en relation avec la nature. C'est une traduction imagée de quelque chose de ressenti. Donc il ne s'invente pas par une volonté consciente comme on pourrait le croire, il se révèle de lui-même.
J'aime bien ce commentaire de P Holenweg ... Parce qu'il exprime aussi ce que je pense.