Après avoir choisi la voie du compromis entre laïcité et religion, un nouvel écueil potentiel a été franchi par l’assemblée constituante tunisienne. La tendance religieuse souhaitait inscrire la complémentarité entre les femmes et les hommes alors que la tendance laïque optait pour l’égalité. C’est celle-ci qui a été votée.
Egalité
C’est un pas considérable vers une démocratie saine. En effet les individus majeurs, femmes et hommes, sont pleinement impliqués dans la marche de la société. L’égalité devant la loi, civile et pénale, est l’exigence de base pour ouvrir toutes les possibilités. C'est au coup par coup, ensuite, que les contours précis de cette égalité se dessineront.
Je pense pour ma part que les femmes et les hommes sont complémentaires. Sur le plan de la reproduction et de ce que celle-ci engendre comme activités et prévalences dans la société, cela me paraît même une évidence. Mais la complémentarité n’est pas la subordination. Elle doit reposer sur un libre consentement qui suppose d’abord l’égalité des partenaires (je ne parle pas ici de l’absurde égalitarisme occidental où les différences sont diabolisées).
D’abord égaux, ensuite complémentaires.
Dans un régime d’égalité, la complémentarité n’est pas un statut rigide. Elle laisse place à de nombreuses déclinaisons. Ce n’est pas à la Constitution de fixer les modèles possibles de complémentarité. Celle-ci doit s’organiser librement, sur la base de l’égalité et du consentement. Ce qui se joue dans ce concept est l’évolution depuis la domination ancienne du groupe, avec un représentant unique, vers la liberté individuelle, laquelle engage chacun plus profondément dans la responsabilité de sa vie et envers la société, puisque l’on ne parle plus d’obligation mais de choix.
Cette disposition sur l’égalité entre les femmes et les hommes donnera une mobilité interne à la société tunisienne. Il est possible que, comme en Europe ou aux Etat-Unis, la structure familiale en souffre et perde de sa stabilité. L’évolution montrera si la culture familiale arabe résiste ou non à cette mobilité interne et à l’ouverture vers un plus grand éventail de configurations.
Liberté de conscience
Un autre point a été voté il y a trois jours: la liberté de conscience. On imagine les débats nourris à venir entre ceux qui prôneront l’obéissance aveugle à un livre, fut-il religieux, et ceux qui soutiendront le droit à choisir leur éthique selon leur propre conscience. Il est possible que ces débats soient parfois très conflictuels. On a connu cela en Europe lors de la lente séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel.
Je ne sais pas ce qu’en pensent actuellement les tunisiens. J’imagine que des frustrations puissent pointer devant certains compromis: pas assez de pouvoir de la religion pour les uns, pas assez de laïcité pour les autres. Mais il est essentiel que le débat soit possible, et que les prochaines décennies ne soient pas une période de combats sanglants mais plutôt de combats d’idées. la société tunisienne va devoir maintenant faire face à ses paradoxes et à ses contradictions, ce qui me paraît être une évolution positive selon l'expérience suisse de la démocratie.
Alors qu’une interprétation rigoriste de l’islam s’est développée depuis des années dans les pays arabo-musulmans, selon laquelle la loi religieuse et l’Etat ne font qu’un, ce qui se profile en Tunisie est nouveau et important. C’est l’expérience d’une démocratie dans laquelle les places respectives du sacré et du profane devront se définir au fur et à mesure, non par la dictature ou l’oppression, mais par la discussion et par les différentes épreuves que la nouvelle Tunisie affrontera. L’Europe, qui n’en finit pas de vouloir éliminer le fait religieux, comme on le voit encore dans la stigmatisation des opposants au mariage pour tous ou à l’avortement, aura peut-être quelque chose à apprendre de cette expérience tunisienne.
Images: 1, Djerba; 2: région de Médenine; 3: Appel de la Tunisie.