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Le Moyen-Âge avait déjà féminisé des noms de métiers

Les écrivains rendent parfois compte de leur époque. Pas toujours de manière fidèle: ils peuvent aussi se tromper. Il y a trois ans je citais cet extrait d’Albert Cohen : « …une douce épouse et servante qu’un regard du mari faisait pâlir, sévère regard du mâle assuré de son droit et privilège, grotesque regard impérial de l’animale virilité. » (Carnets 1978, Editions Gallimard, p.10).

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Albert Cohen fustigeait son époque mais il ignorait que son propos n’était pas généralisable et pourrait être tourné contre lui. L’image à laquelle il recourt est pourtant limpide. On imagine une femme passive, vivant dans la crainte de son époux dont le regard la fait pâlir, lui cédant le pouvoir sur elle. C’est la description d’une forme de domination par le mari et de soumission conjugale passive de l’épouse. Albert Cohen affirme que cette attitude est générale puisqu’il parle du « mâle » qu’est son père comme de tous les mâles, du moins de tous ceux qu’il estime dotés d’une animale virilité et assurés de leurs droits et privilèges.

La mère deviendrait donc victime non pas de ses propres peurs ou de sa personnalité trop peu affermie, mais paraît-il de la société. C’est tellement plus simple de n’avoir aucune responsabilité. On peut se demander si l’admiration de Cohen pour sa mère était réelle, quand on voit à quel point il la déresponsabilise et en fait une victime. En voulant faire d’elle une icône de la soumission il ne voit en réalité pas le mépris, l’abaissement social qu’il projette sur cette femme.

Cité sur le blog de Blogres par Pierre Béguin cet extrait a reçu le commentaire suivant d’une internaute :

« J'aimerais vous rappeler ce qu'écrit Albert Cohen à propos de sa mère: "une douce épouse et servante qu’un regard du mari faisait pâlir, sévère regard du mâle assuré de son droit et privilège, grotesque regard impérial de l’animale virilité." (Carnets 1978, Gallimard, p.10). A méditer pour comprendre toutes les théories féministes destinées à ce que la vie des femmes ne corresponde plus jamais au portrait de la mère d'Albert Cohen.
Vous conviendrez qu'il y a encore du travail.

J'attends avec impatience la suite de votre introduction factuelle.

27/02/2012 ».


«  La vie des femmes » : voilà comment on crée une légende urbaine.



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Deux auteurs ont documenté la relation d’Albert Cohen avec son père. Gérard Valbert, dans Albert Cohen, le seigneur, ajoute à la phrase en question que l’auteur « … répète son procès au siècle et à ce mâle, despote de la société bourgeoise. Des pères comme celui d’Albert Cohen il y en a eu des centaines. En le montrant du doigt, dans son devoir de justice, c’est toute une époque que fustige l’écrivain ». Seulement des centaines de pères comme lui ? Sur des millions d’humains ? Fichtre, la « domination » masculine ne faisait pas recette à l’époque de Cohen! Il ne suffit pas de mettre un Rambo à l’image pour faire croire qu’il y a 7 milliards de guerriers sur Terre.

Dans Albert Cohen mythobiographe : une démarche de création, par Evelyne Lewy-Bertaut, le commentaire de cette même phrase initiale est plus cru puisque selon elle l’auteur reproche à son père de vouloir posséder la Mère alors qu’il ne la méritait pas.

Albert Cohen a pris un parti, celui de sa mère, supposée invisible, contre celui de son père. Il accentue la victimisation de sa mère. Il aurait aussi bien pu la secouer moralement pour la faire réagir : non, rien de cela. Il faut imaginer Cohen ayant besoin d’une mère victime pour alimenter son imaginaire. Ou imaginer que la possibilité d’un père fort lui faisait peur.

En quelques lignes on a presque tout résumé, non de la réalité des couples dans l’histoire, mais de la manière dont on veut raconter cette histoire. Le schéma est classique, bien rôdé et répété : l’homme est un bourreau et la femme une victime. Mais « la vie des femmes » correspondait-elle réellement à ce schéma ? Non.


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Je rappelais hier que l’un des reproches fait à la non-féminisation de certains noms de métiers ou de fonction est de rendre la femme invisible socialement. Elle n’existerait pas. C’est faux, c’est même souvent le contraire (d'ailleurs bien des femmes ont le même goût et la même volonté d'apparaître influentes sur le monde et de montrer leur pouvoir. C'est simplement humain).

Je propose pour s’en convaincre un peu plus de relire cet extrait d’un autre document daté de 1999, préfacé par Lionel Jospin. Il s’agit d’un texte accompagnant la décision politique de féminiser les métiers, grades et fonctions.

Que lit-on ? Les formes féminisées d’une liste de métiers courants au XIIIe siècle, soit il y a près de 800 ans:

- aiguilliere, archiere, blaetiere, blastiere, bouchere, boursiere, boutonniere, brouderesse, cervoisiere, chambriere, chandeliere, chanevaciere, chapeliere, coffriere, cordiere, cordoaniere, courtepointiere, couturiere, crespiniere, cuilliere, cuisiniere, escueliere,  estuveresse, estuvieere, feronne, foaciere, fournieere, from(m)agiere, fusicienne, gasteliere, heaulmiere, la(i)niere, lavandiere, liniere, mairesse, marchande, mareschale, merciere,  oublaiere, ouvriere, pevriere, portiere, potiere, poulailliere, prevoste, tainturiere, tapiciere, taverniere…

 

Le texte de ce document précise : « Du haut en bas de l’échelle sociale, les femmes étaient présentes et leurs activités énoncées par des termes qui rendaient compte de leur sexe. Ces activités peuvent être réparties dans trois catégories : les emplois manuels, non valorisés ; les titres nobiliaires et les charges (ecclésiastiques, juridiques) ; les métiers valorisés ». Car contrairement à une autre légende urbaine sur l'exclusion des femmes, celles-ci travaillaient dans presque tous les métiers alors existants, et elles n'étaient pas recluses dans leur maison les yeux baissés telles une madame Cohen timorée.

Au sujet des métiers des rues et titres nobiliaires :

« À côté de ces métiers qui touchaient à la vie quotidienne, on peut ranger ceux qui animaient les rues des villes : au XIVes., Evrart de Conty, dans ses Problèmes d’Aristote, féminisation,langage,épicène,moyen-âge,albert cohen,mère,femme,homme,nous parle de jonglerresses et de  chanteiresses. Tous ces « petits métiers » étaient donc sexués et le sont restés jusqu’à nos jours. (…) Dès l’origine, les titres nobiliaires étaient sexués et le sont restés : les femmes titrées soit par naissance, soit par mariage, étaient archiduchesses, baneresses, baronnesses, duchesses, emper[r]esses, princesses ou reines ».

Même en religion les noms féminisés étaient courants :

« Dans le domaine religieux, les femmes avaient des responsabilités multiples tout autant sexuées : elles étaient abesse, moynesse, clergeresse, c’est-à-dire religieuse, prieuresse etc… (…) La loi donnait aux femmes la possibilité d’administrer les biens de mineurs, d’être tutrices, de plaider ; elles avaient des droits qui se déclinaient au féminin. »


Conclusion

Avec ce passé la féminisation actuelle entre dans une tradition ancienne qui la rend légitime et lui fait perdre cet aspect de diktat politique. Alors, soit, le débat n’est certainement pas terminé, mais j’avoue qu’aujourd’hui, même si je pense qu’une langue ne doit pas être manipulée par des groupes politiques, même si son évolution doit être progressive et fédératrice, j’admets que l’on continue à féminiser, y compris les titres de fonction - la noblesse ayant donné l’exemple dans le passé.

Par contre je pense que l’on doit reformuler les règles de féminisation du langage - règles qui aujourd’hui partent dans tous les sens, leur donner une logique, les poser avec intelligence et élégance, et en finir avec la crotte épicène et autres désordres intellectuels modernes.



Au passage, dans un registre légèrement différent, je souligne la mise au point nette et courageuse de la blogueuse Mme Magali Orsini à propos des élues genevoises supposées victimes de sexisme, à lire ici. Je ne suis pas souvent d’accord avec elle mais je plussoie ce billet.


Catégories : Féminisme, société 1 commentaire

Commentaires

  • Il y avait le terme Garde Chiourme exercé aussi par des femmes,il suffit de savoir ce qui s'est passé dans certains couvents de l'époque pour ensuite devenir Kapo à l'époque des camps de concentration ou là aussi de nombreuses femmes excellèrent aussi bien que les hommes dans leur travail de tortionnaires

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