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France : à quand une république « normale » ?

Le plus comique en ce moment c’est François Fillon: il refuse de rendre aux Républicains les millions non utilisés de sa campagne. Il est vrai que désormais il doit payer ses costumes lui-même. Mais sourions aussi de cette France aimée, plongée dans son psychodrame quinquenal. 

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Ça va être rock’n’roll pour les législatives. Français Bayrou revendique le droit d’être contradictoire. On se souvient qu’après avoir dit pis que pendre de Macron il s’est rallié tout miel. Il jurait d’ailleurs que ce n’était pas pour faire de l’épicerie et ne demandait rien en échange.

On sait depuis cette semaine que « rien » signifie « 120 circonscriptions » en patois béarnais. Il veut assurer la pitance de son parti. Ça fait vieux politicard. Lui qui à une époque voulait faire moderne en nommant son micro-parti le Modem, en référence au branchement internet, est dépassé par le jeune Emmanuel qui communique sans fil. Trop top Macron. Depuis son iPad il a une connexion directe avec Jésus, et peut-être Mahomet et Bouddha.

Ken Emmanuel, venu débloquer la France de ses vieux fonctionnements, accepte quand-même de négocier les places comme un vieux briscard. Comme le chantait Jacques Brel: c’est avec du vieux qu’on fait du neuf.

Je pense qu’on n’a pas compris Macron quand il parlait de renouveler la politique. Il est très écolo: il voulait recycler. Recycler le parti socialiste. François Bayrou, teigneux comme jamais, l’affirme:

« Selon un pointage effectué par les responsables du MoDem, sur les 428 investitures annoncées, 153 auraient été attribuées à des PS, ex-PS ou PRG, 38 au MoDem, 15 à l’UDI ou ex-UDI, 25 à LR, ex-LR ou divers droite et 197 à la « société civile », c’est-à-dire à des candidats sans aucun antécédent politique. »

 

 

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Ces socialistes ne sont pas tous des élus sortants. Il y a aussi des collaborateurs d’anciens élus, des fonctionnaires de gauche, des élus locaux du PS, et des notables socialistes auxquels LREM (La République En Marche, et non La République d’Emmanuel Macron) n’oppose pas de candidats, par exemple Manuel Valls. La galaxie rose promue au désert il y a un an va se refaire une santé. On comprend les mamours de Fanfrelande envers le jeune Emmanuel cette semaine. Va-t-il lui rouler une pelle lors de la passation des pouvoirs?

À propos de François Hollande: il a tenu discours cette semaine lors de la journée de commémoration de l’esclavage. Un beau discours à en croire les images télé: des pontes du PS et des badauds opinaient du chef régulièrement comme ces peluches sur la plage arrière des automobiles. Il a fait long, histoire de montrer qu’il prenait l’affaire très au sérieux.

Mais comment faire long? Une fois qu’on a dit que l’esclavage c’est pas bien on a presque tout dit. Alors il a cité toutes les autres journées de commémoration dans la France d’outre-mer. Avec les silences entre les mots ça prenait du temps. Il aurait pu faire long autrement: par exemple en parlant de l’esclavage de manière exhaustive, pas seulement des méchants négriers français. Il aurait pu s’étendre sur la traite arabo-musulmane (entre 9 et 17 millions de victimes, des marchés aux esclaves encore actifs au XXe siècle) et intra-africaine. Et la traite des blancs, trop méconnue. Il aurait fait fort en rappelant que ce sont des rois africains qui les premiers ont vendus d’autres africains à qui en voulait bien.

france,législative,morale,république,bayrou,macron,valls,mélenchon,marie sara,islamisme,frères musulmans,lrem,corrida,hollande,recyclage,socialiste,esclavageMais revenons à nos moutons. En l’occurrence aux candidats LREM, à qui Emmanuel Macron a demandé obéissance. Bêêê oui, quoi, il ne va quand-même pas faire élire des frondeurs et des snipers!

 

 
Lanterne

On sait que le nouveau président veut moraliser la république. Après Mélenchon lui aussi s’y met. Comme s’il n’y avait pas déjà assez de lois pour sanctionner les abus! Ça fait plaisir au petit peuple et ça ne mange pas de pain. Vu la légèreté dans laquelle la sélection des candidats s’est opérée, gare aux (mauvaises) surprises!

Il les veut avec un casier judiciaire vierge. Mais il ne vérifie pas si c’est le cas. Bon, l’idée se discute. Moi je dis qu’une personne qui a été condamnée et qui a payé sa dette, comme on dit, a droit à une nouvelle chance. C’est tout l’esprit de la justice occidentale. Refuser l’éligibilité à des personnes ayant une fois fauté c’est créer une discrimination entre les citoyens. C’est comme appliquer une charia: on coupe la main des voleurs. Sans main ils ne pourront sûrement jamais recommencer. Mais ils ne pourront non plus jamais se réhabiliter. C’est la loi sans le pardon.

Macron serait-il un intégriste? Allez savoir. On constate par exemple qu’une conseillère municipale socialiste, Latifa Chay, est investie par LREM dans le Gard. Gare à elle! Son signe particulier: une proximité non dissimulée avec l’imâm Abdallah Dliouah de la mosquée Al Forqan. Un prédicateur proche des Frères Musulmans qui soutient le dictateur en marche Erdogan. Pour éclairer la lanterne du jeune Emmanuel:

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Olé!

« Toujours sur son site, Abdallah Dliouah relaie les fatwa du cheikh Youssef-Al Qaradawi (qui ordonne de tuer les homosexuels et les apostats, lire) et fait de la pub pour un ouvrage de Hani Ramadan dont la pensée se résume à ce prêche qu’il a lui même fait éditer:

« Le monde musulman est en ébullition. Cette force peut et doit être orientée vers un Etat islamique, un Etat appliquant le Coran et la Sunna.(…) Les musulmans ne retrouveront jamais leur bonheur perdu s’ils ne reviennent pas au jihad et ne cherchent pas à établir un Etat Islamique ». (Hani Ramadan, Sermons du vendredi rappels et exhortations, éditions Tawid, 2011, page 465.) »

Les français feront-ils barrage à l’islamisme, ou se laisseront-ils neutraliser encore une fois par le discours intimidant des moralistes à deux balles (de fusil de chasse) qui les traiteront d’islamophobes?

À propos de fusil de chasse: la responsable du recrutement des candidats de LREM a dénoncé l’investiture de Marie Sara. Vous savez, la femme torero célèbre. Son amour de la corrida la disqualifierait. C’est ça aussi la « république morale ».

Moi non plus je n’aime pas la corrida. J’entends que certains la haïssent. Mais j’entends aussi dire qu’il s’agit du combat symbolique et tragique entre l’Homme et la bête. L’Homme (ou ici la femme) doit se mettre en danger et dominer les pulsions violentes de l’animal par son intelligence du combat et sa stratégie. Le taureau symbolise l’animal en lui.

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Fer ailleurs

Vous me direz que les taureaux de l’arène n’ont pas vraiment demandé à être des symboles. Je suis d’accord. Mais pas plus que les lions africains tués à la lance par les jeunes guerriers Masaï, ces gamins que la société occidentale admire parce qu’ils sont un témoignage d’une culture ethnique et traditionnelle africaine prônant le courage et le risque. Au fond le tort de Marie Sara est de n’être pas noire.

Pour aller plus loin je suggère aux intégristes moraux de LREM de refuser les chasseurs parmi leurs candidats. Mais aussi les carnivores, qui osent exprimer ouvertement leur jouissance gustative à savourer la chair d’un pauvre petit agneau innocent. Quels sadiques! Quels salauds! Allez, vite une société propre, pure, Végan quoi. LREM, les crypto-Végan, vont faire la loi.

Ils s’entendront bien avec Mélenchon. Le grand moraliste se parachute (ou se charapute) à Marseille pour espérer être élu. Rappelons que ce moraliste sait mettre de l’eau dans son ricard quand ça l’arrange. En effet il déclarait en 2012, alors qu’il se présentait contre Marine Le Pen à Hénin-Beaumont:

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Il reprochait également à Martine Aubry « … de ne pas être venue pour ferrailler contre la droite, mais pour prendre la place à gauche contre quelqu’un qui l’avait déjà ». Sauf qu’aujourd’hui il croise le fer ailleurs. Il va à Marseille où il a déclaré en clair vouloir remplacer le parti socialiste. Aujourd’hui le chevalier blanc se comporte comme les planqués sur lesquels il tirait à vue en 2012. Sa morale est à géométrie variable.

 

Dernière chose: je commence à haïr la république morale. Les politiciens se la pètent pas un peu? Ils peuvent pas juste faire une « république normale »?

 

 

Pour le fun, 3 minutes de Tanguy Pastureau sur les législatives:


podcast

 

 

Catégories : Humour, Politique 22 commentaires

Commentaires

  • Vous tenez la grande forme aujourd'hui, HL. Où peut-on aller se renseigner sur ce gag de Fillon qui veut garder les millions ?

  • Cela date du début du mois. Je ne sais pas s'il a changé d'avis et je n'ai pas lu de nouvelle info à ce sujet.

    C'est dans Marianne:
    https://www.marianne.net/politique/presidentielle-fillon-engrange-3-millions-d-euros-et-compte-bien-les-garder

  • Mélenchon à Marseille... ou Tintin au Congo.

    En matière de morale, il va avoir du boulot à Marseille! Cette ville est gangrénée par le crime et les syndicats maffieux. Il ne sera pas élu, mais il pourra s'offrir une belle vitrine médiatique de "chevalier blanc".

  • Oui Riro, il a l'art des pirouettes. Il peut dire une chose et son contraire avec la même conviction. Dommage, car il représente un courant, mais quel gâchis dû à lui-même.

  • " Il ne sera pas élu, mais il pourra s'offrir une belle vitrine médiatique de "chevalier blanc"."
    Ce qui ne l'amènera à rien du tout ! Marseille est non seulement "gangrénée par le crime et les syndicats mafieux (excusez-moi, je n'aime pas les fautes d'orthographe...)", c'est aussi une ville où la communauté arabe est très forte. Trop forte. Le milieu corse s'est fait mettre de côté par la voyoucratie arabe...
    Et comme vous le savez, en milieu musulman, banditisme et djihadisme avancent main dans la main...
    Que va faire Chonchon dans cette galère ? Se ridiculiser.

  • @ hommelibre

    "Mais pas plus que les lions africains tués à la lance par les jeunes guerriers Masaï"

    "De génération en génération, en un immuable rite de passage à l'âge adulte, les guerriers de la tribu masaï devaient prouver leur virilité en tuant un lion." !!!

    "Il a été dit que chaque jeune devait tuer un lion au cours de sa période « guerrière » initiatique (moranship en anglais) : il s’agit là d’un mythe raconté au sujet des Maasaï . Il est vrai toutefois que tuer un lion (maintenant interdit) permet d’acquérir célébrité et prestige au sein de la communauté. Ce mythe est largement évoqué dans Le Lion de Joseph Kessel."

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Maasa%C3%AF

    là réalité se situe plutôt là, et encore ce texte date de quelques décennies.

    "Il a été dit que chaque jeune devait tuer un lion avant sa circoncision : il s’agit d’un mythe véhiculé notamment dans le cadre de l’industrie touristique."

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Maasa%C3%AF

    comme je suis passionnée de vieux récits de chasse en Afrique ci-dessous
    extrait de chasseur dans la création de J.A.Hunter

    "CHAPITRE VII
    CHASSEURS MASAI A LA LANCE LES BRAVES DES BRAVES
    C'est au cours d'un séjour dans une petite communauté Masai, non loin du lac Magadi, que j'assistai à ma première chasse à la lance. La nuit précédente un lion avait franchi le « borna » haut de six mètres qui entourait le village, pris une vache et sauté par-dessus la barrière avec la vache dans la gueule. Je sais que cela ne paraîtra pas croyable car le lion ne pesait pas plus de quatre cents livres et que la vache en pesait sans doute près du double. Un lion peut cependant réaliser cet exploit sans plus de peine que n'en a un renard à emporter un poulet. Le lion possède un talent particulier pour se glisser partiellement sous le cadavre et en faire passer le poids sur son dos tout en tenant la gorge de la vache dans sa gueule. Lorsqu'il saute la barrière, la queue du lion devient absolument rigide et semble agir comme un balancier. Les Masai m'ont assuré qu'il n'est pas possible à un lion privé de queue de réaliser cette performance.
    Je m'étais préparé à partir le lendemain matin sur les traces des lions mais les moran de cette communauté me dirent avec un certain mépris que mon aide n'était pas nécessaire. Ils prendraient eux-mêmes la situation en main. A l'époque, j'avais peine à croire qu'un groupe d'hommes pouvait tuer un lion adulte avec des lances. Je demandai si je pouvais les accompagner et emporter mon fusil. On m'en accorda poliment la permission. Ce soir-là, je chargeai ma carabine à répétition 416 R:gby (10 % 57) ne mettant pas en doute que c'était à moi que reviendrait le soin de tuer les lions que nous pourrions rencontrer. Nous nous mîmes en route au lever du jour. Je suivais les hommes armés de lances. Ils étaient dix, bien musclés, dont aucun ne mesurait moins d'un mètre quatre-vingts. Afin d'avoir la liberté de ses mouve¬ments, chaque homme avait enlevé son unique vêtement, longue pièce d'é-ofîe drapés sur les épaules, et en avait enveloppé son bras gauche. Ils portaient leurs boucliers aux couleurs brillantes en équilibre sur 98 CHASSEUR DANS LA CRÉATION
    l'épaule. De la main droite ils tenaient leur lance. Les guerriers por¬taient leur coiffure de plumes d'autruches, comme s'ils partaient en guerre, ainsi que des bracelets de fourrure aux chevilles. A part cela, ils étaient entièrement nus.
    Nous relevâmes les traces du lion et les moran se mirent à le traquer. Le lion s'était repu de la vache pendant la nuit et il était couché dans un épais fourré. Il y lancèrent des pierres au hasard jusqu'à ce que les sauvages grognements du félin montrassent qu'il avait été touché. Lorsque les moran eurent repéré le félin à ses furieux grondements, ils commencèrent à lancer des pierres à bon escient ; les buissons se mirent alors à s'agiter. Le lion surgit soudain à cent mètres de nous et partit en bondissant à travers la plaine, son ventre gonflé de nourriture balancé de droite et de gauche par la course.
    Les Masai l'attaquèrent aussitôt, lançant leurs cris sauvages tout en volant au travers des hautes herbes jaunes. Le lion, encore lourd de son repas plantureux, n'alla pas loin. Il s'arrêta et se retourna pour tenir tête. Les hommes aux lances se déployèrent pour l'encercler. Le lion se tenait au milieu du cercle, regardant de côté et d'autre, grondant à faire, figer le sang dans les veines des hommes qui s'approchaient lentement de lui avec leurs lances.
    Le lion les laissa venir jusqu'à une quarantaine de mètres. J'aurais pu affirmer, à ce moment, qu'il se préparait à charger. Il tenait la tête basse, juste au-dessus de ses pattes de devant écartées. Ses postérieurs étaient légèrement bandés de façon à pouvoir lancer ses pattes de der¬rière loin en avant et réaliser le saut maximum après son départ. Il enfonça ses griffes dans le sol, tout à fait comme un coureur à pied enfonce les pointes de ses souliers pour être sûr de ne pas glisser à sa première foulée.
    Je concentrais mon attention sur la courbe inversée de sa queue qui n'annonçait rien de bon. Au moment de charger, un lion donne toujours, à intervalles très rapprochés, trois saccades à la touffe de poils qui termine sa queue. A la troisième saccade il arrive sur vous avec une rapidité effarante, allant si vite qu'il a l'air de n'être qu'une petite partie de sa véritable masse.
    Les hommes aux lances savaient aussi bien que moi que le lion se préparait à attaquer. D'un geste qui parut spontané tous les bras tenant les lances reculèrent ensemble pour le lancement. Les hommes étaient dans un tel état de tension nerveuse que les muscles bandés de leurs épaules avaient de légères contractions qui faisaient jouer le soleil sur les fers de lances. Vous auriez pu leur enfoncer des clous dans le corps sans qu'aucun d'eux le sentît.
    Soudain le bout de la queue du lion commença à donner ses sac¬cades. Une, deux, trois ! Il chargea alors le cercle des chasseurs ; aussitôt une demi-douzaine de lances volèrent à lui. Je vis l'une d'elles plonger dans son épaule et l'instant d'après le fer traversait son pelage du côté opposé. Cela ne l'arrêta nullement dans sa foulée. Sur sa route se trou-
    CHASSEURS MASAI À LA LANCE

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    vait un des moran, un très jeune homme dont c'était la première chasse. Le garçon ne fléchit pas d'une ligne. Il se raidit pour recevoir la charge, tenant son bouclier devant lui et s'inclinant légèrement en arrière afin de mettre tout le poids de son corps dans son coup de lance. Le lion sauta sur lui. D'un seul coup il fit sauter le bouclier des mains du jeune moran comme s'il était en carton; puis, se dressant et lançant ses pattes en avant, il tenta d'agripper l'indigène.
    Celui-ci mit deux bons pieds de lance dans le poitrail du lion. Mortellement blessée, la bête sauta sur lui, lui enfonçant ses griffes dans le ventre pour s'assurer une prise, tout en saisissant l'épaule du garçon entre ses mâchoires.
    Le jeune guerrier s'effondra sous le poids du gros félin. Les autres moran se trouvèrent aussitôt rassemblés autour du lion mourant. Trop rapprochés pour jouer de la lance, les hommes se servirent de leurs simis à double tranchant, lourds couteaux mesurant environ soixante centimètres de longueur. S'écartant les uns les autres à coups d'épaule, ils taillaient comme des déments, frappant la tête du lion. En quelques secondes ils avaient coupé cette tête en morceaux, en commençant par le museau ; ils tranchaient trois ou quatre centimètres à la fois. Je vis un homme donner un coup terrible qui ouvrit en deux le crâne du lion, mais j'aurais de la peine à dire si l'animal était encore vivant à* ce moment-là.
    Il m'avait été absolument impossible d'utiliser mon fusil pendant la bataille. Dans des cas semblables, un homme armé d'un fusil est un danger. Dès que les guerriers frénétiques commencent à encercler le lion, l'homme au fusil ne peut tirer sans avoir de grandes chances de les toucher.
    J'examinai le garçon blessé. Ses blessures étaient proprement effroyables, mais cela paraissait le laisser complètement indifférent. Je le recousis avec du fil et une aiguille, procédé auquel il ne fit pas plus attention que si je lui avais caressé le dos.
    La peau du lion était percée en tant d'endroits par les coups de lanc'es et les entailles qu'elle n'avait plus aucune valeur en tant que trophée. Ce n'était plus qu'une masse de poils d'un jaune sale, hachée et sanguinolente. La dignité et la majesté du noble animal avaient complètement disparu. Il ne restait qu'une misérable dépouille.
    A notre retour au manyatta (village) Masai, on pressa le blessé de manger de grandes quantités de bœuf cru, puis on lui donna du sang de bétail en guise de purgatif afin qu'il puisse continuer à se bourrer. Quelques autres moran avaient été griffés par le lion, mais ils ne firent rien pour se prémunir contre l'infection, si ce n'est laver à l'eau leurs blessures. Je découvris plus tard que certaines communautés masai font macérer dans l'eau une racine de buisson appelée « olkilorite » qui lui donne la couleur du permanganate de potasse. Elle semble agir comme un antiseptique et favoriser la guérison.
    J'espère que le garçon s'en est tiré. C'est lui, sans aucun doute, qui
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    CHASSEUR DANS LA CRÉATION

    fut ce jour-là à l'honneur et les jeunes filles le contemplaient avec tant d'admiration que, s'il a survécu, il n'a pas eu de peine à trouver la fiancée de son choix.
    Les Masai estiment que le plus courageux exploit qu'un homme puisse réaliser est de saisir un lion par la queue et de retenir l'animal afin que les autres guerriers puissent l'approcher avec leurs lances et leurs simis. Tout homme qui a réussi quatre fois cet exploit a droit au titre de « melombuki » et prend rang de capitaine. Il existe aussi une tradition qui veut que tout homme gagnant ce titre soit prêt à com¬battre tout être vivant. Je ne pense pas que plus de deux Masai sur mille deviennent jamais melombuki, encore que l'émulation des moran pour atteindre à cet honneur soit des plus ardentes. J'ai vu plusieurs de ces « tirages de queue » au cours de chasses au lion chez les Masai et je me demande encore comment les hommes qui s'attaquaient à cette performance arrivaient à en sortir vivants. Je me rappelle une chasse à laquelle avaient pris part cinquante chasseurs à la lance, sinon plus. Ils avaient levé deux lions et une lionne. Les animaux avaient essayé de gagner des broussailles touffues mais les guerriers leur coupèrent la route. Les lions se retirèrent dans un petit bosquet près d'un cours d'eau sablonneux et à sec. Lorsqu'il en a la possibilité, un lion poursuivi gagne presque toujours le lit desséché d'un ruisseau, au-dessus duquel est suspendue la voûte de verdure des buissons. En quelques minutes les moran avaient entouré le fourré et commençaient à s'avancer pour la bataille.
    Comme se refermait le cercle des guerriers poussant des cris, les lions, dans leur abri, commencèrent à gronder. Puis, le plus gros des animaux bondit à Fimproviste hors du couvert et prit sa course pour retrouver la liberté. C'était un beau spectacle que de le voir foncer dans le lit du ruisseau, la queue basse et au grand galop. Il se dirigeait droit sur deux moran qui levèrent leurs lances et se préparèrent à sup¬porter la charge. Mais le gros mâle n'avait pas envie de se battre ; il voulait seulement s'échapper. D'un bond puissant il passa par-dessus les deux chasseurs, rejetant de côté l'un d'eux d'un coup de son flanc.
    L'autre moran fit entendre un claquement de langue de désappro-bation, d'abord parce que les deux jeunes gens avaient laissé le lion s'échapper, mais aussi parce que celui-ci refusait le combat. J'ai sou¬vent remarqué que les vieux lions aux très belles crinières répugnent plus à se battre que les jeunes mâles ou les lionnes. Il en est de même pour les éléphants. Un vieux mâle à la belle ivoire est plus peureux qu'un jeune ou qu'une femelle. Je suppose que l'âge leur inculque la prudence. Il m'a également semblé que les lions sont capables de dis¬cerner les jeunes moran encore inexpérimentés et ils dirigent résolu¬ment leurs attaques contre eux. Peut-être n'est-ce là que le produit de mon imagination ; toutefois ces jeunes gens sont sujets à hésiter; ils manquent d'assurance dans leurs gestes et je crois que les lions savent le déceler.
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    Autour du fourré, les chasseurs se pressaient et se bousculaient les uns les autres dans leur désir d'être les premiers à verser le sang. On distinguait clairement dans les broussailles les deux derniers lions ; ils se tenaient épaule contre épaule et tous deux poussaient des gronde¬ments discordants. Lorsque les moran furent à dix mètres des animaux les lances commencèrent à voler. L'une d'elles atteignit aux reins la lionne qui sortit du fourré en poussant un hurlement de fureur et de souffrance. Elle resta un instant dressée sur ses pattes de derrière, agitant celles de devant, comme le cimier d'une armure. Puis, elle se laissa retomber pour mordre la lance plantée dans son flanc. A ce mo¬ment, un des moran jeta sa lance et, bondissant en avant, la saisit à la naissance de la queue. Jamais un moran ne prend un lion par la touffe de poils de son extrémité ; un lion peut raidir sa queue comme un canon de fusil et il suffirait d'un battement pour rejeter un homme de côté.
    Immédiatement les camarades du moran foncèrent, taillant à coups de simis. Dans des moments comme celui-là, les chasseurs à la lance finissent par atteindre à un degré de fureur aveugle. Ils ont l'air de tueurs-automates. Leurs visages n'expriment rien. Ce n'est pas un travail d'équiDe, chaque homme ne cherchant qu'à tuer pour son propre compte.
    La lionne enfonçait ses postérieurs dans le sol afin de trouver un point d'appui pour avancer tandis que le tireur de queue la faisait reculer. Tout à coup la lionne se dressa sur ses pattes de derrière, donnant des coups de patte de droite et de gauche, contre les hommes qui l'entouraient. Bien que je visse ses coups porter, les hommes tenaient bon. Ils me dirent par la suite que, sur le moment, ils ne sentent jamais la douleur des coups de crocs ou de griffes ; ils ont atteint un degré trop élevé d'excitation. Le lion ne paraît pas plus qu'eux res¬sentir la souffrance. Les deux adversaires continuent le combat jusqu'à ce que l'un d'eux tombe, privé de sang.
    La lionne s'affaissa lentement. Tout ce que je pus voir alors fut le miroitement des lames des simis tandis que les hommes, dans leur aveugle délire, tailladaient en tous sens. Lorsqu'ils en eurent fini, la tête de l'animal était découpée en lanières. Dans le corps étaient plantées une douzaine de lances et il avait l'air d'une sanglante pelote d'épingles.
    Le bruit qui venait de l'autre côté du bosquet m'apprit qu'un autre groupe de chasseurs était aux prises avec un second lion. Je vis un guerrier s'agenouiller et tendre son bouclier d'un air de mépris pro¬vocant. L'instant d'après le lion avait sauté dessus, jetant l'homme à plat ventre. Le guerrier, allongé au sol, tentait vainement de donner un coup de lance tandis que le lion déchirait l'épaule qui s'offrait à lui. Je criai aux autres hommes de reculer et de me laisser tirer, mais, rien ne pouvait dominer le bruit des sauvages cris de tête des guerriers et les profonds grondements du lion tandis qu'il lacérait l'homme
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    étendu sous lui. Je vis deux lances plonger dans le corps du lion, puis les moran tombèrent à coups de simis sur la bête furieuse.
    Avant de mourir, outre le guerrier gisant sous le bouclier et dont il avait ouvert l'épaule, le lion avait gravement blessé un des moran qui l'attaquaient. Je fis ce que je pus pour les blessés. Tous deux portaient de profondes déchirures causées par les griffes et les crocs et perdaient énormément de sang. Comme je recousais les blessures d'un des hommes, il jeta un coup d'œil négligent aux terribles entailles et fit entendre le même claquement de langue dédaigneux que le moran qui avait vu le premier lion lui échapper. Par son attitude, le guerrier semblait dire : « Quel gêneur ! » cependant que, dans une situation comme celle-là, un blanc serait devenu fou de douleur.
    Il est assez étrange que je n'aie jamais entendu parler d'os broyés par les dents des lions. Les blessures n'intéressent jamais que la chair, Sans doute les crocs du lion sont-ils assez éloignés l'un de l'autre pour se refermer autour des os. Cependant lorsqu'un lion saisit un homme à l'épaule, les crocs se rejoignent souvent dans le corps de la victime : si vous versez du désinfectant dans un des orifices de la blessure, il ressort par l'autre.
    Les chasseurs à la lance m'ont assuré que les armes les plus dange¬reuses du lion ne sont ni les dents ni les griffes proprement dites, mais, ce qu'on pourrait appeler ses ergots. A l'intérieur de chaque patte de devant se trouve une griffe supplémentaire d'environ cinq centimètres de long. Ces griffes ressemblent en gros au pouce de l'homme. Elles sont recourbées et très aiguës. Les ergots sont généralement repliés le long des pattes et il est difficile de les voir, mais il peut les étendre à volonté, au noint qu'ils se tiennent presque à angle droit. Ces deux griffes sont tranchantes comme des serpes et très robustes. Le lion s'en sert pour taillader et, d'un coup de ces terribles crochets, il peut éventrer un homme.
    Les lances des Masai sont fabriquées par les forgerons indigènes avec du minerai de fer qu'ils trouvent dans les rivières. Les forgerons ne connaissant pas l'art de tremper le métal, les lances sont malléables, Un homme peut aisément en plier le fer sur son genou. Mais les moran sont capables de lancer leurs engins avec une telle adresse qu'il arrive parfois que la lance traverse l'animal de part en part. Si elle touche un os elle pliera presque à angle droit. Jamais son propriétaire ne redresse la pointe avant d'être revenu au village : la lance pliée est la preuve certaine qu'il a pris part à la mise à mort et il en est grandement estimé.
    Au cours de mon séjour dans la réserve j'ai aussi vu des Masai attaquer des léopards à la lance. Je tiens cela pour un plus bel exploit encore que de tuer des lions. Bien qu'un léopard ne pèse pas plus de deux cents livres, il est beaucoup plus rapide et agressif qu'un lion. Les léopards sont des animaux rusés qui demeureront couchés sans bouger jusqu'à ce que vous soyez presque sur eux. Ils chargeront alors soudai-
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    nement avec une vitesse et une décision meurtrières. En outre, les léopards vivent dans des grottes et autres sombres recoins tandis que ; les lions préfèrent la brousse découverte. La situation d'un homme rampant au milieu de rochers à la recherche d'un léopard n'est pas des plus enviables.
    J'accompagnais un jour trois chasseurs à la lance partis à la recherche d'un léopard qui avait tué leurs chèvres. Contrairement aux nobles lions, un léopard tuera pour le seul plaisir de donner la mort. Ce félin avait abandonné derrière lui plusieurs chèvres mortes sans même se donner la peine d'en manger la chair. Après une interminable ./ poursuite, les moran finirent par repérer l'animal dans une étroite '. bande de hautes herbes. Si le félin avait été un lion, quelques pierres l'auraient fait sortir en grondant ou tout au moins l'auraient obligé, en grondant, à indiquer l'endroit où il se cachait. Mais le léopard est une bête madrée et, quoique nous lui eussions lancé un boisseau de cailloux il ne donnait aucun signe de vie. Je n'avais malheureusement pas emmené mes chiens et il ne nous restait qu'à rabattre l'animal.
    N'ayant que trois chasseurs à la lance auprès de moi, il m'était possible d'utiliser mon fusil sans craindre de toucher un des hommes. Je dis aux moran de s'écarter de chaque côté de moi et de rester bien en arrière. Je savais que lorsque le léopard viendrait, il arriverait vite. J'étais sûr que les hommes n'auraient pas le temps de se servir de leurs lances et je n'aurais qu'à peine le temps de tirer au jugé lorsque le félin bondirait. Je mésestimais les moran mais je ne me rendais pas encore compte de leur merveilleuse adresse à manier leurs longs et délicats fers de lance.
    Nous marchions lentement dans des herbes montant jusqu'à la ceinture, exactement comme pour faire lever des faisans. Les moran se tenaient à quelques pas derrière moi, leurs boucliers devant eux et les lances dressées pour le lancement. Nous avancions de trente centi¬mètres à la fois, nous arrêtant constamment pour chercher à découvrir le gros félin dans les alentours. La bande d'herbe n'était pas longue mais cette avance au ralenti nous mettait les nerfs à vif, d'autant plus que nous avions tous atteint un degré élevé de tension nerveuse.
    Tout à coup le léopard explosa littéralement hors de l'herbe à un mètre environ en avant de moi et sur ma droite. Il fit un grand bond pour m'atteindre, mais, avant que j'aie pu lever mon fusil, le moran se trouvant à ma droite avait transpercé la bête avec sa lance. Le léopard avait à peine quitté le sol que la fine lame s'enfonçait en lui. La lance l'atteignit entre le cou et les épaules, le clouant au sol. Il se tordait en grondant, incapable de se libérer. Aussitôt le moran tira son simi et bondit en avant pour l'achever. J'eus beaucoup de peine à le retenir, mais j'envoyai une balle à l'animal embroché et pus empêcher , qu'une belle peau fût réduite en lanières.
    Au.moment de projeter sa lance, le moran prend une position exactement semblable à celle du tireur, le pied gauche légèrement 104

    CHASSEUR DANS LA CRÉATION

    en avant pour garder son aplomb. Lorsqu'il lance, il met tout le poids du corps dans son geste. Durant son trajet en l'air la lance semble trembler. La plupart des lances portent, des deux côtés du fer, une étroite arête et je crois que c'est la cause du léger mouvement de rota¬tion de la lance qui s'apparente à celui de la balle tirée d'un canon rayé. Jusqu'à vingt mètres un moran ne manque jamais son but même lorsqu'il s'agit d'une cible mouvante.
    Au bout de trois mois je repartis pour Nairobi avec deux pleins chariots à bœufs de peaux de lions. En quatre-vingt-dix jours j'avais tué quatre-vingt-dix-huit lions et dix léopards, record qui, je crois, n'a jamais été approché et, qui, je l'espère sincèrement, ne le sera jamais. Les indigènes avaient rempli de graisse de lion un fût de cent livres et j'avais une pleine caisse d'os «flottants» de lion. Ces os recourbés peuvent atteindre jusqu'à douze centimètres ; on les trouve dans le dernier tissu musculaire de l'épaule. Ils ne sont rattachés à aucun autre os dans le corps de la bête et doivent jouer le rôle de régu¬lateurs pour éviter une torsion de l'épaule lorsque les lions font leurs grands bonds. Ils sont très demandés aux Indes Orientales où on les sertit d'or pour en faire des ornements.
    Des lions que je tuai, vingt seulement avaient des crinières de pre¬mière qualité. Les autres étaient des lionnes, ou bien leurs crinières avaient été abîmées dans les fourrés touffus. Si je n'étais venu chasser que de beaux trophées, j'aurais pu rapporter plus de fourrures de grande qualité, mais, je tenais surtout à détruire des mangeurs de bétail, animaux dont la crinière est souvent médiocre, du fait de l'âge ou de leur mauvais état de santé qui pourrait bien venir ce de qu'ils se sont mis à tuer des vaches au lieu de leurs proies habituelles.
    En apprenant mon départ les Masai se montrèrent désespérés. Les anciens de la tribu se réunirent et, après de longs palabres, vinrent me faire une proposition. Ils savaient que j'étais un homme utile, ce qui avait une grande valeur à leurs yeux. Ils voulaient m'acheter à la Direction des Chasses. Après mûre réflexion ils avaient fixé le prix à cinq cents vaches. Comme une bonne épouse ne coûte que trois vaches, j'en fus vivement flatté.

    le livre a été écrit en 1952

    Écrit par : leclercq franck | 19 août 2010

  • pour ceux que ça intéresse.

    extrait de la philosophie de la corrida de Francis Wolff

    "De nos devoirs
    vis-à-vis des animaux en général
    et des taureaux de combat en particulier
    La corrida et ses critiques
    Dans la corrida, des hommes affrontent et tuent un animal. On peut juger cette pratique doublement condamnable. Est-il moral pour un homme de risquer sa vie ? Est-il moral de mettre à mort un animal ? Pendant quelques siècles, le premier problème dominait les esprits : un chrétien ne saurait mettre en danger une vie qui ne lui appartient pas1. Condamnée par les moralistes au même titre que le théâtre, la corrida était jugée moins futile pour le spectateur puisqu'il y admire des vertus réelles, mais plus dégradante pour l'acteur puisqu'il s'y abaisse au niveau de la bête : le combat contre un animal avilit l'homme. Aujourd'hui, la critique s'est inversée : le combat de l'homme dégrade l'animal ; les condamnations de la corrida se font désormais au nom du respect dû aux animaux, non aux hommes. C'est une attaque qu'on peut qualifier d'«animaliste» si l'on entend par là une argumentation morale centrée sur l'animal en général. La force grandissante de l'animalisme a une double origine. D'un côté, la modernité a incontestablement entraîné une augmentation des mauvais traitements vis-à-vis de nombreuses espèces en les réduisant à l'état de marchan-dises ; la sensibilité contemporaine s'émeut légitimement des conditions de vie abjectes faites aux poulets élevés en batterie ou aux cochons privés de lumière et d'espace, estropiés et mutilés. D'un autre côté, sous l'influence des théories morales et juridiques anglo-saxonnes, une bonne part de la problématique morale se trouve désormais accaparée par le concept éthico-juridique de «droits» («on a le droit à»), et I'«animal» devient un nouveau sujet de ces droits. Pourtant, avec la notion de «droits des animaux», la confusion s'installe : l'Animal, porteur de la « bonne nature », devient la Victime universelle que l'homme doit protéger contre l'Homme, porteur de la «mauvaise culture». Tout est alors mis dans le même sac : la chasse, la vivisection, la corrida, l'élevage industriel, et (demain — aujourd'hui même) l'alimentation carnée ou les chaussures de cuir. Dans ce brouhaha, on entend des voix défendre le sort des bêtes souffrantes, et d'autres voix
    protéger les espèces menacées, parmi lesquelles il faudrait bientôt compter les taureaux de combat si l'on écoutait les premières. On confond les conditions de vie des taureaux (les meilleures possibles) et celles des porcs (les pires), les conditions de mort des taureaux (dans la lutte et en public) et celles des animaux d'abattoir (ni vues ni connues), la violence du combat que mènent les taureaux dans l'arène et l'expérimentation animale qu'on mène sur des bêtes impuissantes, etc. Qu'il faille s'indigner de la marchandisation du vivant, s'opposer aux supplices infligés à certaines bêtes d'élevage industriel, lutter pour une amélioration des conditions de vie et d'abattage de certaines espèces, on en conviendra aisément : aucun animal n'est une chose. Mais un animal n'est pas davan¬tage un homme ni l'Animal en général : un moustique est un moustique, un chat d'appartement n'est pas un tigre du Bengale, un taureau de combat n'est ni un chimpanzé d'Afrique ni un cobaye de laboratoire. Or c'est précisé¬ment ce que nous apprend la corrida : le taureau n'est ni un homme ni une chose. Il n'est pas non plus l'« Animal», victime passive et innocente. Il est une espèce animale singulière dont les conditions de vie, et de mort, doivent respecter la singularité. Dans le combat, l'homme n'est pas face au taureau devant une chose qu'il peut traiter à sa guise ni devant une marchandise qu'il peut détruire et jeter, mais face à un être vivant doté d'une personnalité singulière, élevé dans le respect de sa nature et tué avec l'égard dû à son être.
    En effet, loin d'être une manifestation de l'arrogance anthropocentrique vis-à-vis du règne animal ou d'une
    indifférence cruelle à la souffrance, elle est porteuse d'une éthique cohérente et respectueuse des animaux. Si la corrida devait être un jour interdite là où elle est aujourd'hui autorisée, ce serait non seulement une perte culturelle ou esthétique, mais ce serait aussi une perte morale. Doublement : une dimension essentielle de « l'être-homme », mais surtout une dimension essentielle de « l'être-animal» disparaîtrait avec la corrida. L'interdire, ce serait non seulement condamner à l'extinction immédiate l'espèce animale qui en est le protagoniste, mais ce serait priver les hommes d'une relation irremplaçable aux animaux, celle qu'ils ont entretenue, dans toutes les civili¬sations, avec les taureaux sauvages.
    La corrida n'est ni «immoraliste» ni «amoraliste» vis-à-vis des espèces animales. Même si elle ne diffuse pas la morale universaliste des droits de l'homme ou l'éthique réductionniste des droits des animaux, elle est morale. Mieux : le statut éthique du taureau dans la corrida pourrait servir de modèle à celui que nous devons à tous les animaux. Non pas qu'il faudrait les élever pour les combattre comme des taureaux! Mais le rapport de l'homme aux taureaux durant leur vie et leur dernier combat est à bien des égards exemplaire d'un certain respect dû à toutes les espèces. Il ne faut donc pas demander pour la corrida une vague indulgence, il ne faut pas la défendre comme un mal bénin, il faut la protéger comme un bien précieux. Car, outre ce qu'elle nous révèle des taureaux et des hommes, la corrida nous enseigne en filigrane nos devoirs vis-à-vis de toutes les autres espèces et quelques valeurs fondamentales pour la nôtre.
    Ce que nous apprend d'abord la corrida, c'est à être attentif à un rapport, non à l'animal en général, mais au taureau en particulier. C'est la seule voie d'entrée possible dans la morale vis-à-vis des animaux : penser la singularité des espèces et la spécificité des relations qui nous lient à chacune. Inversement, le premier obstacle qu'il faut lever pour pouvoir penser les relations entre les hommes et les autres espèces (tant ce qu'elles sont que ce qu'elles devraient être) est conceptuel : l'animal. L'«animal» n'existe pas. Ce n'est pas parce qu'on dispose d'un mot pour désigner les millions d'espèces animales (de la paramécie au bonobo, du trypanosome à l'épagneul breton) que ce mot fera une idée. Essayez donc de penser ce qu'il y a de commun entre le protozoaire qui transmet la maladie du sommeil et le taureau de combat : vous aurez beau dire que ce sont deux « animaux », vous percevrez vite que vous n'avez rien dit. Les astronomes grecs, de même, croyaient penser quelque chose avec le mot « planète », qui désignait pour eux tous les astres «errants», ceux qui ne se déplacent pas avec la «sphère des étoiles fixes». Le mot réunissait donc Mars, Vénus, la Lune et le Soleil. Le concept moderne d'«animal» n'est pas mieux formé que le concept ancien de «planète». Il est l'effet d'une illusion anthropocen¬triste : nous nous plaçons face à toutes les autres espèces, nous les baptisons globalement du même nom « animal », et ce faisant nous nous établissons en maîtres et législa¬teurs d'une Nature dont nous ne ferions pas partie. C'est bien ce que font les animalistes, à leur corps défendant. Ils édictent des lois morales pour réguler la conduite que les animaux humains devraient avoir vis-à-vis des autres, mais qui ne s'appliquent évidemment pas à eux : allez demander aux moustiques ou aux lions de cesser de faire du mal aux autres espèces, allez demander aux taureaux de combat de cesser de se battre entre eux! Alors même qu'il croit le contraire, l'animaliste est l'anthropocentriste par excellence. Et de surcroît incohérent. Car, pour lui, l'homme est un animal à la fois comme les autres et opposé à tous les autres. D'un côté, il est aussi un animal, sinon il n'aurait pas ces droits naturels que l'animaliste reconnaît aux espèces animales en tant que telles (mais alors on se demande comment, par quelle autorité, les autres espèces animales seront tenues de respecter les droits de l'homme ainsi que les droits de toutes les autres espèces animales). D'un autre côté, l'espèce humaine est considérée comme complètement différente de toutes les autres, puisqu'elle est la seule à avoir une conduite « criminelle » à leur égard, et par conséquent à devoir se soumettre à des règles vis-à-vis d'elles. C'est la contradiction fondamentale de tout animalisme. Il veut, au nom de l'unité de la «nature», étendre aux animaux (au sens large, incluant l'homme) des droits qu'on ne reconnaissait jusqu'alors qu'aux hommes ; il doit pourtant limiter à l'homme le devoir de respecter l'animal (au sens étroit, excluant l'homme). Mais demandons-lui pourquoi l'homme agirait criminellement quand il joue avec le taureau avant de le tuer et non le chat qui joue avec sa proie blessée avant de la dépecer ? Faudrait-il l'en empêcher au nom des droits des souris? Toutes les espèces animales devraient-elles respecter les « droits de l'animal » ? Toute la nature devra-t-elle être pacifiée ? Et de force ? Faut-il déclarer que désormais elle
    devra s'abstenir de toute conduite «cruelle» avec elle-même ? Mais alors qui fera la police ?
    Non, l'«animal» n'existe pas. Ce qui existe, c'est une extraordinaire prolixité de la vie, avec une prodigalité non moins considérable de ce que l'on peut appeler les espèces animales, les millions d'espèces, toutes différentes, parmi lesquelles l'homme occupe une place singulière, d'où il tient sa capacité à reconnaître des valeurs et son pouvoir de s'imposer des normes.
    Si l'animal n'existe pas, doit-on en conclure que nous n'avons pas à nous «soucier» des animaux, que nous ne devons pas réguler notre conduite vis-à-vis d'eux? Bien au contraire. Dès lors qu'on s'est débarrassé de ce pseudo-concept d'animal, une éthique cohérente vis-à-vis de la nature devient possible. En effet, il serait tout aussi déraisonnable de soutenir que nous devrions traiter tous les animaux comme des choses ou des « machines » (y compris les chimpanzés ou les caniches), que d'affirmer que nous devrions considérer tous les animaux également avec le même « respect » (les loups comme les agneaux, les scorpions comme les chats persans, les araignées comme les taureaux).
    Car le problème de la «bonne» conduite vis-à-vis des autres espèces n'est pas nouveau, né du «progrès des mœurs», ou d'une soudaine prise de conscience de la communauté de nature qui nous lierait à nos amis les bêtes, ou encore d'une extension progressive et salutaire de la sphère des « droits naturels » (à tous les hommes, puis aux femmes, puis aux enfants, etc.). Depuis l'Antiquité, la philosophie morale s'est souvent posé la question :
    comment devons-nous régler notre comportement vis-à-vis des bêtes ? Il en va de même des morales populaires : tout le monde admet spontanément qu'on ne peut pas agir sans norme vis-à-vis des espèces animales, qu'on ne mange pas n'importe quoi ou n'importe qui, qu'on ne traite pas son bœuf, son âne ou ses moutons n'importe comment, et surtout qu'on ne considère pas toutes les espèces de la même façon. Les hommes ont toujours eu, de fait, des conduites extrêmement variées vis-à-vis des animaux, et ils ont appris à normer ces conduites selon des valeurs différenciées : jamais le moustique n'a été mis dans le même sac axiologique que le labrador, jamais l'animal totem ou le compagnon de vie n'ont été confondus avec le parasite ou le prédateur.
    Cette richesse des sentiments moraux possibles vis-à-vis des innombrables espèces animales (combien? deux millions? cinquante millions?) peut être comparée à son extrême pauvreté dans une éthique des «droits des animaux» : l'affect qui doit déterminer toutes nos conduites y est ramené à un seul, la compassion. Les animaux ne sont qu'un seul être, l'animal, qui ne peut jouer qu'un seul rôle : victime. Il est doté d'un seul mode d'être ou de rapport au monde : la souffrance. C'est une créature souffrante, au double sens du terme : elle pâtit, elle éprouve de la douleur. Et l'homme, bourreau en puissance, doit la protéger contre lui-même (puisque l'animal est défini a priori comme un être impuissant), ou éviter de la faire souffrir (puisque l'animal, cette créature mythique, est un être passif, qui n'a qu'une idée en tête : éviter de souffrir). Comparons cette pauvre
    morale des «droits» avec la variété des affects que les hommes peuvent éprouver à l'égard des autres espèces. Ils sont aussi différenciés que les actions communes qui les réunissent : il y a les espèces avec qui l'on vit en compagnonnage, celles avec qui l'on joue, celles qu'on apprivoise, celles qu'on dresse, celles qu'on honore, parfois celles qu'on adore, il y a celles qu'on chasse, celles qu'on combat, celles qu'on voudrait pouvoir exter-miner. La variété des formes d'amitié comme d'inimitié est immense : anéantir l'espèce parasite, détruire l'espèce malfaisante, écarter l'espèce dangereuse, lutter loyale-ment contre l'espèce redoutable, pêcher l'espèce appétis-sante, etc. ; mais aussi vénérer l'espèce sublime, glorifier l'espèce intrépide, s'identifier à l'indomptable, entretenir le protecteur, estimer le collaborateur, affectionner le compagnon, chérir l'ami, etc. On peut éprouver pour les animaux presque toute la gamme des sentiments moraux qu'on éprouve pour des hommes : amitié, attachement, respect, admiration, ou au contraire inimitié, dégoût, crainte, effroi, exécration, etc. Ce qui ne signifie évidem-ment pas qu'il faut les traiter comme des hommes ! Mais qu'il serait absurde de n'admettre qu'une norme morale unique et indifférenciée pour une variété aussi large de formes de vie et de types de relation aux hommes.
    Pour juger de la valeur de la corrida, il faut donc la mettre à l'épreuve des normes morales, infiniment variées, qui doivent guider nos conduites et nos attitudes vis-à-vis des autres espèces animales. Ces normes peuvent être ramenées à trois grands principes : subordonner le respect dû à certains animaux à celui dû à tous les hommes, ajuster
    notre conduite envers les animaux aux relations affectives que nous avons avec eux, Vadapter à leur nature. La corrida fait plus que respecter ces principes éthiques. Elle les concentre. Elle est le modèle d'où l'on peut les déduire.
    Entre deux barbaries
    Le premier principe est évident : on doit «respecter» les animaux, ou du moins certains d'entre eux, mais non à l'égal des hommes. Seuls les hommes formulent des normes éthiques, énoncent des règles, se soumettent à des devoirs, éprouvent ou non du respect. Ces notions morales sont donc d'abord faites (instituées, pensées, reconnues) par des hommes et pour des hommes. Nous avons primiti¬vement des devoirs vis-à-vis des autres hommes, et seule¬ment secondairement des devoirs vis-à-vis des autres espèces. Si nous en avons, ils sont hypothétiques et non catégoriques : nous sommes tenus de les respecter si seule¬ment ils ne nous empêchent pas d'accomplir ceux que nous avons vis-à-vis des autres hommes. Seule est absolue la morale qui nous lie à l'humanité : à l'espèce humaine considérée collectivement et surtout, distributivement, à tous les individus qui en font partie. Les devoirs que nous avons vis-à-vis des autres espèces, même les plus proches de nous, sont subordonnés à ceux que nous avons vis-à-vis des autres hommes, même les plus lointains. Il faut toujours et inconditionnellement sauver l'enfant inconnu contre l'animal familier.
    Or, l'éthique générale de la corrida est justement l'application, et même la codification, de ce «principe de subordination». Car la morale du combat se résume à ceci : l'animal doit mourir, l'homme ne doit pas mourir. Telle est la loi suprême. Certes, il peut arriver, excep¬tionnellement, que, dans une corrida, un homme meure ou qu'un animal ne meure pas. Mais le principe est une chose, l'accident en est une autre. La règle fondamen¬tale de la corrida exprime une asymétrie absolue entre les deux protagonistes du drame et un antagonisme de leurs destins : la vie pour l'un, tantôt glorieuse tantôt sans gloire, et pour l'autre la mort, tantôt sans gloire tantôt glorieuse.
    D'aucuns s'insurgent : voilà qui est inégal. C'est vrai. Mais c'est cette inégalité même qui est morale en son principe. Un combat dont l'issue est a priori fixée est injuste, plaident ses détracteurs, un affrontement où le vainqueur est désigné d'avance n'en est pas un. C'est vrai, la corrida n'est ni un sport de combat ni un art martial. Mais que voudrait-on ? Que les chances de l'homme et de l'animal fussent égales, comme dans les jeux du cirque ? Tantôt l'un meurt et tantôt l'autre, serait-ce plus juste ? Ce serait en tout cas plus barbare.
    Dans la corrida, le taureau meurt nécessairement. Toutefois, ce n'est pas parce qu'« il faut que la bête meure ! ». Ce serait une autre barbarie, symétrique de la précédente. Le taureau n'est pas abattu, il est combattu. Il meurt toujours, mais c'est parce qu'un homme en triomphe, non parce qu'il est un être naturellement impuissant. L'éthique de la corrida est bien celle du combat, puissance contre
    puissance, non la morale du sacrifice, du faible par le fort. Car le combat de l'arène a beau être fondamenta-lement inégal, il est foncièrement loyal. Le taureau n'est pas traité comme une bête malfaisante qu'on peut exter-miner ni comme le bouc émissaire qu'on doit sacrifier, mais comme une espèce combattante qu'on doit affronter. Il faut donc que ce soit dans le respect de ses armes naturelles. Physiquement, les forces du taureau ne doivent pas avoir été diminuées artificiellement ni ses cornes rognées. Moralement, l'homme doit feinter le taureau, mais de face, jamais de dos, en se laissant toujours «voir» le plus possible, en se plaçant délibérément sur la ligne de sa charge naturelle — c'est ce qu'on appelle «charger la suerte*». Ainsi que l'a dit Angel Peralta, résumant ainsi parfaitement l'éthique de la corrida : «Toréer*, c'est tromper sans mentir. » Un combat inégal mais loyal : les armes de l'intelligence et de la ruse contre celles de l'ins-tinct et de la force, une feinte de corps ou un leurre de chiffon contre une puissance brute et des cornes acérées.
    L'éthique de la corrida est donc bien l'application du premier principe moral qui nous lie aux animaux : respecter le taureau, mais non à l'égal de l'homme. Subordonner le respect dû à l'autre espèce au respect absolu dû à la nôtre. La corrida se tient ainsi en équilibre entre deux maux. Elle est le contraire de la barbarie parce qu'elle se situe à égale distance de deux barba¬ries opposées. Si le combat était égal, la pratique serait ignoble pour l'homme, la valeur de la vie humaine serait réduite à celle de l'animal. Si le combat était déloyal, la pratique serait ignoble pour le taureau, la valeur de la vie
    animale serait réduite à celle d'une chose. Dans la corrida, un homme ne lutte ni contre un homme ni contre une chose. L'homme affronte son « autre » — au sens strict du terme, car ils sont face à face. Un homme affronte, en un combat injuste mais loyal, un animal qui n'est pas un animal comme lui, mais qui, comme lui, est un animal.
    Différencier les espèces
    Nous ne pouvons ni ne devons évidemment pas traiter tous les animaux de la même façon. Pas plus que nous ne sommes des chiens, les chiens ne sont des tiques. Tout le problème consiste à déterminer des critères de différencia¬tion et de hiérarchisation. Ce qui est sûr, c'est que nous devons traiter les loups comme des loups, les agneaux comme des agneaux (c'est-à-dire ni comme des hommes, ni comme des loups), les criquets pèlerins comme des criquets pèlerins, les animaux de compagnie comme des animaux de compagnie, les chiens de chasse comme des chiens de chasse (c'est-à-dire ni comme des hommes, ni comme des loups, ni comme des chats d'appartement), et les taureaux de combat comme des taureaux de combat. Positivement, cela signifie adapter notre conduite à ce qu'est chaque espèce et l'ajuster à ce que cette espèce est pour nous. Nous accordons aux espèces animales des valeurs différentes, selon la diversité des relations que nous avons avec elles et dont découle une gamme de sentiments moraux. Quels rapports lient les hommes aux taureaux et quels sentiments moraux s'en déduisent ?
    Voici donc une première question : la relation de l'homme et du taureau ; car le mot « animal » est ambigu : autant d'espèces, autant d'animaux. Mais, le mot « espèce » aussi est ambigu — et il y a une question préalable : a-t-on des relations et des devoirs vis-à-vis de l'espèce en tant que telle ou vis-à-vis des individus qui la composent ? (Et avant de savoir quels devoirs on a vis-à-vis des taureaux, il faut savoir de quoi l'on parle : de l'espèce bos taurus ibericus ou de chaque taureau particulier?) Cela n'a rien à voir, même si le « défenseur des animaux » confond souvent les deux ou passe de l'un à l'autre. On peut admettre qu'il faut défendre certaines espèces menacées d'extinction, pour préserver la biodiversité ou l'équilibre écologique de tel écosystème, ou encore par choix a priori en faveur de la multiplicité des espèces, de la plus grande diversité possible du vivant, ou pour toute autre raison. (Il faut cependant remarquer que la vie et la mort des espèces sont, de toute façon, consubstantielles à l'évolution et qu'il n'y a sans doute guère de sens à vouloir préserver à tout prix toutes les espèces.) Mais, ce faisant, on ne prétend nulle¬ment défendre tel ou tel animal déterminé. Car on ne peut défendre à la fois l'un et l'autre : pour défendre telle ou telle espèce (l'ours, par exemple), il faut souvent accepter de sacrifier tel ou tel individu (telle poule). Et pour défendre tel ou tel individu (l'animal du troupeau), il faut souvent le défendre contre telle ou telle espèce (le prédateur). Les deux règles sont incompatibles : si l'on défend l'espèce des loups, on doit accepter de sacrifier quelques individus moutons. Et pour maintenir un équilibre qui préserve la diversité des espèces, il faudra souvent sacrifier des milliers
    d'individus d'une espèce trop proliférante et menaçant par conséquent les autres. Que fera le «défenseur des animaux » ? C'est là qu'il lui faudra choisir son camp : le camp écologiste (se préoccuper de la sauvegarde des écosys-tèmes, de l'équilibre des espèces, voire de la défense des espèces menacées) ou le camp animaliste (se préoccuper du mal, ou du bien, qu'on fait à chaque bête individuelle¬ment). Défendra-t-il les loups ou les moutons? Peut-être aura-t-il l'espoir généreux de sauver les uns et les autres, les espèces et les individus, c'est-à-dire en fin de compte la nature contre elle-même. Il est à craindre que cette belle âme imagine un règne naturel irénique où les espèces, laissées à une nature «sans homme», ne seraient pas en guerre perpétuelle pour leur survie, que ce soit celle de chacun ou celle de l'espèce — et on sait que, souvent, le «comportement naturel» de nombreux animaux a pour principe, et pour effet, de sacrifier la vie de l'individu à la survie de l'espèce. À moins que, plus incohérent encore, mais vraiment gentil, il croie bon de défendre la « bonne » nature contre la « mauvaise » et veuille à tout prix protéger l'agneau du loup. Mais n'a-t-il donc aucune pitié pour le loup affamé ? Veut-il seulement empêcher les malheureux lapins de se faire manger par les vilains renards ? Mais qui protégera les pauvres renards contre cet empêchement malfaisant et funeste ? Et qui protégera la morale contre la bêtise ? Quoi qu'il en soit, il faut choisir sa morale : vise-t-elle l'espèce ou l'individu ? À qui veut-on du bien ?
    Cette question est particulièrement cruciale lorsqu'il s'agit de défendre les «taureaux de combat». Préserver l'espèce «taureau de combat», c'est par définition défendre
    le combat des taureaux. Par conséquent, on ne peut pas à la fois défendre le droit à l'existence de l'espèce et celui des individus, puisque la survie de l'espèce passe par le droit de mettre à mort certains des individus. Inversement, interdire de mettre à mort les individus, c'est mettre à mort l'espèce, et par voie de conséquence c'est mettre à mort immédia¬tement l'ensemble des individus qui la composent. Le dilemme apparent de l'animaliste est donc le suivant : faut-il défendre la corrida, afin de préserver l'espèce, ou faut-il abolir la corrida, pour éviter de «nuire» aux individus? Il est à craindre que cette deuxième «solution» ne soit un leurre, comme dans le fameux « la bourse ou la vie ? ». Comme chacun sait, si l'on choisit de perdre la bourse, on préserve (peut-être) sa vie, mais si l'on choisit de perdre la vie, on perd à coup sûr aussi la bourse. Il en va de même ici : «L'espèce ou l'individu?» En choisissant, comme l'éco¬logiste conséquent, de défendre l'espèce toro bravo « au détri¬ment» des individus qui sont combattus après quatre années de vie aux champs, il préservera Xexistence de l'espèce et aussi la vie des individus actuels et futurs. S'il choisissait de secourir les individus, il condamnerait à mort l'espèce et par conséquent aussi tous les individus. Si l'on interdit la corrida, on abattra tous les troupeaux, veaux, vaches et taureaux, puisque les taureaux « sauvages » ne sont élevés, sélectionnés et préservés qu'en vue du combat dans l'arène : seront-ils mieux défendus lorsqu'il n'en existera plus ? L'abolitionniste dira peut-être : «Au moins, il y aura moins de souffrance!» Mais ce raisonnement utilitariste est hors de propos : autant prétendre que l'extermination des cinq milliards d'habitants du tiers-monde diminuerait la misère sur terre.
    Nous voilà à présent face à deux questions : comment hiérarchiser les intérêts moraux que nous devons porter aux différentes espèces animales et singulièrement à l'espèce toro bravot Quel «bien» devons-nous par là viser : celui de l'espèce ou celui des individus ?

    Écrit par : leclercq | 29 juin 2011

    suite

    Domestiques ou sauvages ?
    Il se trouve que les deux questions précédentes peuvent à première vue recevoir une réponse unique. Car, depuis toujours, les hommes ont noué deux grands types de relations avec les espèces animales : d'un côté il y a celles qu'on appelle « domestiques » (qui sont élevées par l'homme, c'est-à-dire sélectionnées, entretenues et même, le plus souvent, créées par l'homme), d'un autre côté les espèces dites «sauvages», c'est-à-dire vivant loin de la protection ou de la domination (mais non de la menace) des hommes. En conséquence de cette division, nous avons des devoirs vis-à-vis des individus domestiques et des espèces sauvages. En effet, nous ne pouvons ni ne devons nous soucier du sort de chaque crevette singulière qui peuple les bancs de krill, ni de la vie, de la survie, des conditions d'existence, ou du bien-être individuel des millions de milliards d'animaux sauvages appartenant aux millions d'espèces vivantes, mais nous devons nous abstenir, autant que faire se peut, de nuire à l'équilibre des espèces naturelles et nous efforcer de préserver la diversité des espèces animales, voire de sauver les « espèces menacées» - autant que faire se doit, c'est-à-dire à condi-
    tion que ce devoir ne se heurte pas à d'autres, relevant de sphères morales plus élevées, que ce soit la préservation des espèces d'animaux domestiques ou, a fortiori, la survie ou les conditions d'existence des hommes, des sociétés, des groupes humains, actuels ou futurs. Autrement dit, à l'égard des espèces sauvages, nous devons avoir un comportement essentiellement prudent, et ce pour nous-mêmes (que ce soit l'humanité présente ou à venir) — comportement du même type que celui que nous devons avoir vis-à-vis de l'« environnement» en général : défendre les espèces menacées, laisser vivre celles qui ne sont ni menacées ni menaçantes, nous défendre contre celles qui sont menaçantes, ici la hyène, là le charançon.
    Il n'en va pas de même vis-à-vis des espèces animales vivant à la fois par l'homme (c'est-à-dire dépendant plus ou moins des hommes pour vivre) et pour l'homme (c'est-à-dire rendant des services aux hommes), les deux relations étant liées l'une à l'autre : c'est parce qu'elles lui sont utiles que l'homme les a soumises et qu'il continue de les élever. Nous avons ici affaire à une relation quasi contractuelle, comme le remarquait déjà Epicure, ou Lucrèce, qui distingue les animaux
    « que leur utilité recommande à nos soins
    et qui subsistent donc remis à notre garde.
    Les chiens avec leur cœur fidèle
    et leur sommeil léger, comme aussi tout le genre
    des animaux de trait et des bêtes de somme
    et les troupeaux laineux et les races à cormes,
    tous ceux-là ont été, Memmius, confiés
    à l'humaine tutelle. Ils avaient en effet ardent désir de fuir les animaux féroces, d'avoir la paix, d'avoir abondante pâture oisivement gagnée, toutes choses que nous, nous leur donnons pour prix de leur utilité. »
    (Lucrèce, De la nature Y, 860-871, trad. B. Pautrat)
    Si les rapports moraux que nous avons entre hommes se fondent sur une sorte de relation «contractuelle» (le contrat consistant à ne pas se nuire mutuellement, et si possible à s'entraider), il faut reconnaître que nous entre¬tenons une relation similaire à l'égard de certaines espèces, dites domestiques : notre sauvegarde et notre nourriture en échange de leurs services. Et les relations d'échange que nous avons avec Vespèce nous engagent à des relations de protection à l'égard des individus qui la composent.
    On parviendrait à des conclusions similaires par d'autres voies. Une morale du sentiment ferait remarquer que la communauté de vie des animaux et des hommes crée des rapports d'affection réciproque (ce qui ne signifie pas symétrique), qui est une des formes de l'amitié : telle est bien, indiscutablement, la relation qui lie le maître à son chien ou à son chat, le paysan à son âne, le berger à ses moutons. Le sentiment rejoint ici la raison ou l'utilité : vis-à-vis des animaux domestiques, nous avons des devoirs.
    C'est d'ailleurs ce que, de fait, reconnaissent la plupart des cultures humaines. Elles admettent un traitement diffé¬rent à l'égard des animaux qui dépendent de nous (et dont réciproquement nous dépendons), et à l'égard des espèces
    qui vivent comme elles peuvent loin de nous (et dont certaines sont très nuisibles, d'autres indifférentes, d'autres plus ou moins «intéressantes»). Nous sommes tenus pour nous-mêmes à une attitude prudente à l'égard de toutes les espèces animales, qu'elles soient domestiques ou sauvages, mais nous nous sentons en outre tenus, pour eux-mêmes, à une série d'actions, d'abstentions ou d'attitudes (soin, protection, etc.) à l'égard des individus qui composent ces espèces. Cette distinction domestiques/sauvages est peut-être au fondement du droit antique, elle est en tout cas au fondement de la plupart des systèmes de droit moderne qui détermine le statut juridique des animaux. Vers le milieu du XIXe siècle, un grand nombre de pays européens se sont dotés d'un appareil juridique pour le définir. C'est le cas, en France, de la loi Grammont (votée le 2 juillet 1850) qui punit d'amende et de prison «ceux qui auront exercé publiquement et abusivement de mauvais traite¬ments envers les animaux domestiques». Alors que le droit antérieur ne reconnaissait que deux types d'êtres, les «personnes» (qui peuvent posséder, mais qui ne peuvent être possédées ni aliénées) et les « choses » (qui ne peuvent posséder mais peuvent être possédées), P« animal domes¬tique » devient un troisième être, ni personne ni chose : comme une chose, il peut être possédé (par son maître), mais, au contraire d'une chose, on ne peut le traiter à sa guise et on ne peut exercer sur lui de traitements cruels.
    Or cette distinction domestiques/sauvages fut longtemps cruciale pour le statut juridique de la corrida, puisque la Société protectice des animaux (dont la section française date d'avril 1846) tenta, tout au long
    du xixe siècle, de faire appliquer la loi Grammont aux corridas et que la légalité (et, sans doute aussi, la légiti-mité) de la corrida «à l'espagnole» en France dépendit longtemps de cette question : le « taureau de combat » est-il ou non un animal domestique ? Il fallut attendre l'arrêté du 16 février 1895 pour qu'il soit jugé que le taureau de combat était un animal domestique et que par conséquent la loi Grammont pouvait bien s'appliquer aux corridas. La Cour de cassation confirma, par arrêt du 13 juin 1932, l'arrêté de 1895 : «Le taureau subit la domina¬tion de l'homme, est sélectionné par lui, est élevé dans les pâturages clos et en fait reçoit sa nourriture de lui. » Quoique officiellement prohibée, la corrida fut cependant tolérée, moyennant amendes, dans les régions taurines, jusqu'au vote de la loi du 24 avril 1951 qui, ajoutant un alinéa à la loi Grammont, donna enfin un statut légal en France à la corrida de type espagnol (c'est-à-dire avec « mises à mort») : « La présente loi n'est pas applicable aux courses de taureaux lorsqu'une tradition ininterrompue peut être invoquée.» Un décret de septembre 1959 ajouta l'épithète «locale» au mot «tradition». Depuis 1951, les juges de fond, sous le contrôle de la Cour de cassation, se sont efforcés, dans une série d'arrêts, de préciser les termes de « tradition » (arrêt de la cour d'appel de Toulouse du 3 avril 2000) et « locale » (arrêt de la cour d'appel d'Agen, du 10 janvier 1996), tandis que le terme «ininterrompu» continue de faire l'objet de batailles juridiques *.
    Le taureau de combat est-il domestique ou sauvage ? La question a été finalement mise hors jeu par les juges. Us avaient sans doute raison. Car toute distinction tranchée entre animaux domestiques et sauvages est contestable. C'est ce que prouve François Sigaut dans son bel article «Critique de la notion de domestication» {L'Homme, 108, oct.-déc. 1988, pp. 59-71). Parcourant la gamme extrêmement variée des relations des hommes et des bêtes, l'auteur montre qu'on peut les mesurer sur trois axes indépendants, qui ne peuvent être réduits à l'opposition simple du domestique et du sauvage : il y a Y axe juridique de l'appropriation, l'axe éthologique de la familiarisation et l'axe anthropologique et social àe l'utilisation. Un animal peut être approprié sans être apprivoisé ni utilisé : voir les réserves de chasse d'animaux dits sauvages. Certaines utilisations par l'homme de l'animal, autres que la corrida, implique que la «sauvagerie», au sens d'une sorte d'hostilité naturelle de l'espèce à l'homme, «loin d'être un obstacle à l'utilisation de l'animal en est une condition nécessaire». Par exemple, selon les auteurs de la fin du xviiie siècle, pour que les chats chassent efficacement les souris, il ne faut pas qu'ils deviennent des familiers de la maison. Autre exemple, la civette était autrefois élevée en
    Ethiopie pour son musc : «Mais la civette n'éjacule son musc qu'excitée par la colère, aussi est-ce en tourmen-tant l'animal qu'on obtenait son produit. » Aucun critère absolu ne permet de réduire les relations des hommes aux animaux à deux classes, les domestiques opposées aux sauvages. Même notre vocabulaire courant est plus raffiné : il y a les animaux commensaux et les animaux familiers, les domestiques et les domestiqués, les appri-voisés, les domptés, les dressés, les captifs, les confinés, les élevés, les acclimatés...
    Quels que soient les mérites, en première approxima-tion, du critère de la domestication, il s'avère donc trop imprécis pour pouvoir déterminer ceux des animaux auxquels nous devons des relations morales individuali-sées. Il est clair en tout cas que c'est la familiarité, plus que l'appropriation ou l'utilisation, qui nous attache aux bêtes par des rapports affectifs personnalisés (les animaux de compagnie, le chien de berger, le chat d'appartement, le mainate, le cheval de course, le chimpanzé apprivoisé des éthologues, le dauphin des parcs aquatiques, etc.), ou du moins personnalisables (les animaux vivant autour de la maisonnée, la basse-cour, l'âne de faix, le bœuf de trait, le mouton du troupeau, etc.). Ces relations indivi¬dualisées déterminent des devoirs vis-à-vis des individus de ces espèces : devoirs d'assistance (soin, nourriture), de protection contre les prédateurs, de traitement conve¬nable, etc. Il faudrait donc, selon le principe de différen¬ciation, pouvoir être capable de déterminer, dans chaque cas, quel type singulier de rapport affectif s'établit entre un homme et un animal particulier. Quoi qu'il en soit,
    il est à la fois nécessaire de nous conduire d'une façon qui respecte la spécificité du rapport que nous entretenons avec les individus de telle ou telle espèce familière (et qui ne rompe pas ainsi le contrat moral qui nous lie à eux), et impossible de généraliser ces obligations et prohibitions morales à toutes les espèces animales, même domestiques au sens juridique d'«appropriées». Plus concrètement, battre férocement son chien est moralement blâmable (autant que juridiquement condamnable) parce qu'il y a là rupture unilatérale du contrat moral de «soumission contre protection» entre un chien et son maître, dans leur vie commune, et en outre rupture et trahison des rapports d'affection qui en découlent. En revanche, il n'y a rien de condamnable en principe dans la chasse (qu'elle soit nourricière ou de loisir), dès lors qu'elle préserve les espèces et respecte les équilibres écosystémiques, parce que nous n'avons pas avec le gibier (qu'il soit ou non élevé dans des réserves) de relations individualisables qui nous engagent moralement ou affectivement : nous ne sommes pas liés avec les animaux chassés ou abattus par un contrat de réciprocité (critère contractualiste) ni par des rapports affectifs individuels (critère du sentiment moral), pas plus qu'ils n'en ont eux-mêmes avec toutes les autres espèces de prédateurs qui font partie, ni plus ni moins que l'espèce homme, de leur mode de vie.
    Le principe de différenciation nous invite donc à distinguer deux types de devoirs vis-à-vis des animaux : ceux que nous avons à l'égard de la plupart des espèces, d'une part, ceux que nous avons à l'égard des animaux de certaines espèces familières, d'autre part. Le contenu
    de ces derniers devoirs est en grande partie déterminé par la nature de cette relation elle-même (soin et nourri-ture contre protection, etc.). C'est ce que nous pouvons appeler le principe d'ajustement : «Traite toujours l'animal familier sur un mode qui s'accorde avec les relations de réciprocité qui ont été nouées avec l'espèce dont il fait partie et avec les rapports affectifs qui en dérivent. »
    Des relations des hommes aux taureaux et des devoirs qui s'en déduisent
    Comment devons-nous donc traiter le taureau de combat ? La corrida est-elle conforme au principe d'ajus¬tement ?
    Rappelons d'abord quelques faits. Le toro bravo est une variété de bovins bien différente de celle qui se trouve dans nos campagnes. C'est une espèce, ou si l'on préfère une race ou une variété (bos taurus ibericus), qui vivait à l'état sauvage dans plusieurs régions d'Espagne (Andalousie, Castille, Navarre) jusqu'au xvne siècle, avant que la codification de la corrida moderne (à pied), au cours du xvine siècle, n'eût pour conséquence la naissance et le développement de grands élevages visant à sélectionner les produits les plus adaptés au combat de l'arène. L'évolution progressive de cette race a donc été déterminée par celle des courses de taureaux, exactement comme l'évolution de la race chevaline a dépendu de l'existence et du dévelop¬pement des courses de chevaux. Autrefois, la corrida était d'abord une démonstration de prouesses face à un fauve et
    se concentrait dans la pureté du geste de sa mise à mort : le taureau devait donc conserver toute sa sauvagerie primi¬tive; c'est elle que l'on tentait de sélectionner chez les reproducteurs mâle et femelle. La corrida s'est progressi¬vement recentrée sur l'enchaînement audacieux de figures où l'animal est leurré avec astuce et élégance : on attend désormais avant tout de lui la constance et la franchise des attaques; ce sont ces qualités que les éleveurs tentent de sélectionner en testant les vaches reproductrices. Le toro bravo n'existe en effet que pour et par la corrida. Les taureaux ne vivent que parce que, dans le meilleur des cas, ils sont destinés à mourir dans l'arène (voir tienta *) — ce qui est certes un argument suffisant en faveur de la corrida pour ceux qui se préoccupent avant tout de la survie de l'espèce, mais non pour ceux qui se scandalisent du fait qu'on élève des individus pendant des années à seule fin de les combattre et de les tuer.
    Pour savoir si cette pratique est justifiée, non pas en général mais dans les conditions particulières de la corrida et à l'égard de cet animal particulier qu'est le taureau de combat, il faut en décider à l'aune de nos principes et donc savoir ce que le taureau est par rapport à nous, et ce qu'il est en lui-même. Il se trouve que les deux questions ont une même réponse, qui tient en un seul mot épi¬neux : bravura.
    L'espagnol (comme le portugais) dispose en effet d'un mot intraduisible qui est la clé du statut éthique de l'animal dans la corrida. C'est celui de bravura. Le taureau de combat est dit toro bravo. C'est d'abord la caractéristique zootechnique générale d'une espèce qui,
    par opposition à ses congénères, les mansos* (par exemple les bovins élevés comme animaux de trait ou d'alimenta¬tion), est dotée d'une hostilité innée à l'égard de l'étranger et notamment de l'homme. Tel est le concept central qui définit le taureau de combat. C'est pourquoi cette notion de bravura permet de comprendre à la fois ce qu'est le taureau de combat pour nous (c'est un animal élevé par l'homme, paradoxalement pour être bravo à son égard) et ce qu'il est en lui-même (c'est un animal qui est par nature bravo).
    Pour ajuster notre conduite aux taureaux de combat, il faut comprendre la relation de réciprocité « contractuelle » existant entre les hommes et les taureaux, ainsi que les rapports affectifs qui s'en déduisent. C'est là où l'on voit à la fois la force du critère juridique de la «domestica-tion», avancé par la loi Grammont, et ses limites. Sa force est qu'il est d'essence «contractualiste». Nous «devons» à qui nous « devons » : nous avons des devoirs vis-à-vis de qui nous avons des dettes. Sa faiblesse est qu'il confond des concepts distincts. En outre, il est particulièrement inadapté au taureau de combat, dit toro bravo.
    Car le taureau est un animal dont l'homme s'est appro¬prié, au moins depuis qu'il en existe des élevages. Par ailleurs, il sert une fin humaine et son «espèce» n'existe que parce qu'elle est utilisée par l'homme. Il est le fruit (par sélection et contrôle de la reproduction) le mieux adapté à cette fin ; et non seulement le toro bravo n'exis¬terait pas s'il ne servait pas cette fin, mais ses caractéris-tiques morphologiques et éthologiques sont en grande partie le fruit de la volonté humaine. En ce double sens,
    il peut bien être dit « domestique » si l'on tient à ce mot. (Rappelons les quatre critères de la Cour de cassation : «Le taureau subit la domination de l'homme, est sélec-tionné par lui, est élevé dans les pâturages clos et en fait reçoit sa nourriture de lui».) Le paradoxe est que cette appropriation et cette utilisation par l'homme supposent et impliquent qu'il soit élevé en préservant sa méfiance naturelle et en développant son agressivité native, c'est-à-dire son hostilité à l'homme. On a là une sorte de familiarisation singulière puisqu'elle est faite en vue du combat contre l'homme, et qu'elle n'a donc de sens que si elle contredit dans ses effets ses propres moyens. Il faut à la fois le rendre le plus « domestique » possible (au double sens de son appropriation et de son adaptation aux fins de l'homme) et le moins « domestique » possible » (le moins apprivoisé possible, et donc le plus rebelle à l'homme).
    L'espèce «taureau de combat» n'est ni domestique ni sauvage : c'est un animal bravo. Pour les mêmes raisons, il échappe aux oppositions «familier/étranger» et «ami/ ennemi ». Ni ami puisqu'il est combattu et mis à mort, ni ennemi puisqu'il ne doit pas être abattu ni exterminé : le taureau doit être combattu par qui accepte de s'exposer soi-même au plus grand danger ; et il est mis à mort selon les règles et des formes qui reposent sur le respect de son intégrité physique (les cornes, armes naturelles redouta¬bles) et morale (il ne peut ni être excité ni diminué artifi¬ciellement). D'un côté, à l'instar de l'animal familier, c'est un être valorisé par le rapport singulier, presque égalitaire et surtout quasiment symétrique, que l'homme a avec lui (de combattant à combattant, comme on dirait
    «d'homme à homme»). D'un autre côté, à l'instar de l'animal malfaisant, sa nature doit être laissée étrangère à l'homme. Le taureau doit demeurer le plus opposé à l'homme pour qu'il puisse le combattre et être ainsi combattu par lui : car, si le taureau n'était pas un combat-tant de l'homme, il ne pourrait pas être un combattant pour l'homme. Pour un toro, on pourrait presque dire que le maximum de domestication (c'est-à-dire d'aptitude à servir les fins de l'homme qui lui confère le droit contrac¬tuel à en être l'ami), c'est en même temps le maximum de sauvagerie (c'est-à-dire d'aptitude instinctive au combat contre l'homme qui lui confère le statut & ennemi). Ni domestique, ni sauvage, mais entretenu dans une sorte de sauvagerie domestiquée, ni familier, ni étranger, puisqu'il est aux portes de la maison, mais qu'il ne peut s'en appro¬cher, ni ami puisqu'on le combat, ni ennemi puisqu'on se mesure à lui : c'est Xadversaire. Telle est la secrète ambiguïté de la personnalité du taureau dans la corrida (à la fois pire ami et meilleur ennemi de l'homme), qui révèle le double sens de l'éthique de la corrida (d'un côté lutte tragique à mort avec l'antagoniste, d'un autre côté duel ludique d'égal à égal avec le partenaire), et que révèlent les deux sens entre lesquels hésite le concept de bravura : entre la vertu surhumaine de la vaillance et l'ins-tinct bestial de la sauvagerie brute.
    Voilà en quoi le combat du taureau respecte ce qu'est le taureau pour nous. Il ne doit être traité ni comme un animal domestique, tel que l'homme l'a fait pour servir ses fins domestiques, auquel cas il ne devrait pas être combattu, ni comme un animal sauvage, auquel cas il
    pourrait bien être abattu ; mais il doit être traité comme un animal bravo, c'est-à-dire conformément à ce qu'il est pour l'homme qui l'a justement fait être tel, son meilleur et plus proche ennemi, son éternel adversaire. Le taureau est bravo à l'égard de l'homme parce que l'homme l'a voulu tel. La bravura est dans la nature du taureau ce que son acculturation par l'homme en a fait. Il y a donc bien des relations de réciprocité nouées avec le toro bravo et nous devons les respecter : le laisser vivre en paix, gardé par nous loin de nous, tenu près de nous dans la plus grande méfiance à notre égard.
    Mais, pour respecter le principe d'ajustement, il ne suffit pas de traiter l'animal conformément aux relations de réciprocité qui ont éventuellement été établies avec l'espèce, il faut encore respecter le type d'affect qui découle de ces relations. Or, précisément parce qu'il est voué au combat et à la mort, le toro bravo est traité par l'homme, durant sa vie, durant son combat et après sa mort, d'une manière conforme à l'égard dû à l'adversaire. Incarnant le «vivant» par excellence puisqu'il vit en vue de la mort, il est digne de respect : sa vie doit avoir été libre, sa mort doit être digne. Elle est ritualisée selon la progression inexorable d'une cérémonie, obéissant au déroulement inexorable des trois tiers* du combat, et sa mise à mort est frontale, franche et rapide. La dignité intrinsèque de l'être-taureau se manifeste tant dans les discours que dans les pratiques.
    Les discours qui entourent toutes les formes de tauro¬machie exaltent systématiquement le taureau. Dans toutes les civilisations où le taureau a été combattu et mis à mort
    de façon formalisée, il a été admiré, loué, célébré et plutôt chanté comme un dieu que traité comme une bête. On pourrait en trouver encore mille preuves aujourd'hui dans la littérature à thème taurin ou dans les comptes rendus tauromachiques, dans le lyrisme de la poésie taurine, populaire ou savante : le taureau, c'est, comme le disait un ouvrage jadis célèbre de Marie Mauron, un «dieu qui combat ' ».
    Mais si l'on s'en tient aux pratiques de la corrida, le respect dû au taureau y est inscrit aux quatre moments de sa geste : avant le combat, au cours du combat, au moment de la mort, après sa mort. Avant le combat, le taureau doit être «pur» (limpio*). Sans doute, cette idée a un fondement technique : le taureau ne doit jamais avoir été affronté sous peine d'être devenu inapprochable puisque, à quelque moment de sa vie ou de son combat, il apprend progressivement à déjouer les leurres et se souvient de tout. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la «bravoure» des jeunes mâles ne peut jamais être «testée» (en une tienta* ordinaire), mais seulement celle des futures mères : quelques minutes face à une cape ou une muleta dans leur enfance suffiraient à leur faire comprendre où et comment l'homme se tient derrière les leurres et aies rendre définitivement «intoréables», impossibles
    à tromper dans l'arène quelques années plus tard. Mais le taureau arrive «pur» au combat en un autre sens. Il ne doit pas avoir été «manipulé» ou affaibli. Il doit aussi être vierge. Cette exigence est sans doute motivée pour des raisons techniques (la reproduction est évidemment contrôlée à des fins de sélection), mais il s'y mêle, plus ou moins explicitement mais inévitablement, des conno-tations symboliques. Le taureau, au moment où il pénètre dans l'arène, est intact en tous les sens du terme. Tout se passe comme si l'animal, précisément parce qu'il était voué à la mort, devait jouir de la vie la plus pure possible.
    Ce respect que l'on a vis-à-vis du taureau se manifeste dans le comportement que le torero doit avoir à son égard au cours du combat. Il est condamnable d'aveu¬gler l'animal avec une cape, car il faut toujours se «laisser voir» et donc le laisser voir; il est interdit de le faire cogner contre la barrière (art. 72-3 du Règlement taurin) — ce qui risquerait de diminuer ses facultés physiques. Est bannie toute action nuisible à la dignité de l'adversaire : lui tirer la queue par exemple (sauf lorsqu'un homme est en danger, ce qui est conforme à ce que nous avons appelé le principe de subordination). Est censuré comme déplacé par les publics avertis tout geste d'humiliation du taureau : le recouvrir d'un leurre, lui donner des coups de pied, le «citer*» par des coups de muleta, etc.
    Au moment de la mort, ce respect que l'on doit au taureau devient presque sacré. La corrida repose, non pas sur l'exécution de la bête comme à l'abattoir, mais sur la pureté du geste de l'estocade qui doit être administrée le plus loyalement possible : de face, en se «laissant voir»
    (pour permettre à l'adversaire de charger et d'attraper sa proie au passage) et en plein centre de la cible, loin entre les cornes. L'homme prend ainsi le maximum de risques puisqu'il perd un instant de vue les cornes du taureau. Ce corps à corps où les deux corps se cherchent, ce face-à-face où s'affrontent leurs deux armes, la corne et l'épée, est appelé « mise à mort ». On pourrait dire aussi « don de la mort».
    Après la mort, enfin, la dépouille du taureau combatif est souvent acclamée. Parfois même, elle recueille un tour d'honneur au pas lent des mules, et la foule se lève et se découvre à son passage. Il arrive que son nom soit gravé dans la pierre, que les éphémérides gardent le souvenir de ses exploits. Preuves supplémentaires, s'il en était besoin, que le taureau de combat n'est pas pour l'homme une « chose ». Sa vie, sa geste, sa mort ont un sens. Elles ont une haute valeur éthique. Les taureaux de combat sont donc traités avant, pendant et après leur combat, conformément à ce qu'ils sont pour l'homme : avec l'égard que l'on doit à l'adversaire, avec l'admiration que l'on doit au brave.
    De la nature des taureaux
    et des devoirs qui s'en déduisent
    Mais notre conduite à l'égard des animaux ne doit pas seulement être déterminée par la nature de nos relations, elle doit être aussi déterminée par leur propre nature. C'est ce qu'on peut appeler le principe d'adaptation. Même si nous avons le même type de relation avec le chien et
    le chat d'appartement (nous nous tenons compagnie mutuellement), nous ne devons pas pour autant traiter le chien et le chat de la même façon. Même si nous avons le même type de relation avec la poule et la vache (nous les nourrissons, ils nous nourrissent), ou avec l'antilope et le crocodile, nous ne pouvons ni ne devons les traiter de la même façon. Nous devons non seulement ajuster notre conduite à ce qu'ils sont pour nous, mais Y adapter à ce qu'ils sont en eux-mêmes : leurs besoins, leurs exigences, leurs tendances, etc. À ne pas les prendre pour ce qu'ils sont, le risque est de les réduire tous au même. Et au réductionnisme s'ajoute parfois Fécueil de l'anthropo¬centrisme : sous prétexte que les hommes préfèrent généralement l'indépendance et la liberté, attribuer cette préférence au chien qui, lui, a besoin d'un maître et se sent apaisé par une laisse ou un ordre; sous prétexte que les hommes aiment les marques d'affection et les caresses, attribuer cette préférence aux bébés phoques, qui en meurent, ou aux ours, qui s'en défendent avec vigueur. C'est d'ailleurs souvent des préférences très détermi¬nées sur le plan culturel, historique ou idéologique qui sont attribuées aux animaux par leurs soi-disant «défen¬seurs»; ces préférences ne font que traduire les préjugés des animalistes sur ce qu'est l'homme et sur ce qu'il doit être : l'aversion de la monotonie (alors que la régularité est rassurante pour le vivant), le goût d'une vie paisible (alors que certaines espèces sont naturellement belliqueuses), en somme tout ïéthos des « droits de l'homme » se trouve projeté sur l'animal en général et sur tous les animaux en particulier, alors qu'il est clair que, selon leur nature,
    certains animaux «préfèrent» l'indépendance, d'autres la dépendance voire le sacrifice au groupe ou à la lignée, que certains répugnent au changement ou à l'aventure hors du territoire familier, que certains sont naturellement agressifs entre eux, d'autres seulement avec telles ou telles espèces, etc. Il est bien sûr inévitable que l'homme projette sur les animaux avec lesquels il noue des relations ses sentiments, ses aspirations, ses idéaux, ses fantasmes. C'est pourquoi le principe d'adaptation ne peut avoir de formulation que négative et une application modulée : «Traite l'animal familier sur un mode qui contrevienne le moins possible à sa nature. » Ce principe est crucial pour le statut éthique de l'animal dans la corrida. En effet : que sont les taureaux de combat, quelle est leur nature ? Quelle image de l'homme positive ou négative projette-t-on sur eux?
    Pour savoir si la corrida respecte le principe d'adap-tation, il convient de déterminer ce que sont les taureaux de combat. Là encore, le concept de bravura peut nous servir de fil rouge. Il serait évidemment impossible de répondre de façon rigoureuse ou même pertinente à la question de la nature d'une espèce animale. On peut tout au plus décrire certaines de ses caractéristiques singulières. Un toro bravo est un animal naturellement méfiant, doté comme beaucoup d'animaux «sauvages» d'une sorte d'instinct de défense, chez lui particulièrement développé
    (et développé de plus en plus par la sélection à laquelle la race est soumise depuis plus de deux siècles), qui se manifeste dès la naissance et que l'on nomme bravura : le petit veau bravo se soutenant à peine sur ses pattes tente de donner des coups de cornes encore inexistantes vers qui l'approche. Par suite de cet instinct belliqueux qui se développe avec l'âge, les troupeaux de toros bravos sont très difficiles à approcher et à «manipuler». Les taureaux peuvent se livrer entre eux à des combats acharnés pour la dominance du troupeau et s'infliger des blessures bien plus graves que celles du combat de l'arène. Mais surtout, dès qu'un animal, dans le champ, se trouve un tant soit peu isolé de ses congénères ou de son terrain habituel, ou dès qu'il sent qu'un étranger traverse, ou pourrait traverser, sa ligne de retraite vers son lieu familier (querencia *), il attaque l'intrus et peut le laisser pour mort. Cette action (ou réaction) de charge immédiate contre celui qui est potentiellement tenu pour «ennemi» dénote la bravura; c'est elle qui est le support de toutes les tauromachies, qu'elle soit rituelle, ludique, athlétique ou artistique, que le combat soit pour l'homme cérémonie sacrificielle, geste d'éclat, défi au rival, spectacle festif organisé ou démons¬tration publique de force, de courage, d'adresse, d'astuce, etc.1. La corrida à l'espagnole est un peu tout cela. Parmi des centaines de tauromachies1, dont quelques dizaines sont vivantes2, elle est une des formes comportant la mise à mort de l'adversaire. Mais toute tauromachie repose sur la bravura, la furor latine, qui se manifeste par l'attaque spontanée, immédiate, violente, répétée, du taureau sur sa proie, en particulier dès qu'il se trouve dans un espace clos dont le prototype est le rond de l'arène. Et toute l'éthique tauromachique consiste à permettre à cette charge violente du taureau, à cette force active, à cette « nature », de se manifester. La corrida ne consiste pas à abattre une bête. C'est tout le contraire. La corrida, comme son nom l'indique {corrida = course), consiste à laisser le taureau courir, attaquer, combattre. La corrida n'aurait ni intérêt, ni sens, ni valeur, si le taureau n'était pas supposé naturel-lement combatif. Affronter un animal désarmé, inoffensif ou passif, ce serait de l'abattage. L'éthique « animalière » de la corrida consiste à permettre à la nature du taureau de s'exprimer. Doublement : dans sa vie, dans sa mort.
    Pendant toute son existence, au champ, il est laissé libre pendant trois à cinq ans, dans d'immenses pâturages d'Andalousie, de Vieille Castille ou du campo charro, incomparablement plus vastes que ceux dont disposent toutes les espèces domestiques : il vit conformément à sa nature «sauvage», rebelle, insoumise, indocile, indomp¬table. Au moment de sa mort, il combat jusqu'à la mort, conformément à cette même nature : brava. (Certains diront peut-être : l'homme « veut » combattre, il choisit, l'animal est acculé au combat, il ne choisit pas. Mais la valeur du choix est une valeur d'homme, la faculté de «volonté» — s'il en est une- est une faculté humaine. Certes, le taureau « ne veut pas le combat » : mais ce n'est pas combattre, c'est vouloir qui serait contraire à sa nature.) Toute l'éthique du combat de l'arène consiste à permettre à la bravoure du taureau de se manifester. L'aficionado va certes aux arènes pour voir des toreros s'exprimer face aux taureaux, mais aussi, et souvent d'abord, pour voir des taureaux s'exprimer dans leur combat. S'exprimer, pour le torero, c'est une certaine façon d'être immobile face au taureau; s'exprimer pour le taureau, c'est une certaine façon d'être mobile face à tout adversaire, congé¬nère ou non. C'est courir pour attaquer, pour prendre, pour frapper. On va à la corrida voir du bon toreo*, mais on y va aussi, d'abord, voir courir les taureaux. C'est à la pique, d'abord, épreuve par excellence de la bravoure, que le taureau doit pouvoir exprimer sa nature en attaquant
    de lui-même le picador sans être sollicité par des capes. Un des spectacles les plus sublimes est celui d'un taureau arrêté loin du picador immobile, fixant la masse indis¬tincte du cavalier monté sur son cheval protégé, et s'élan¬çant à l'assaut de cette forteresse pour la renverser : le torero attentif à la bravoure de son adversaire la fera briller le plus possible en éloignant à chaque nouvel assaut le taureau du cheval. C'est du moins ce qu'il doit faire dans les corridas-concours, qui sont avant tout des compéti¬tions de bravoure entre taureaux. Elle se juge à la fixité de l'attaque, à la longueur et à l'accélération de la charge, à la puissance de la poussée de l'arrière-train, cornes baissées pour attaquer et non tête haute pour désarmer, aux ténacité et constance dans l'élan, à la répétition des charges dans le même terrain, etc. Mais le torero pourra aussi exhiber la bravoure du taureau au moment du duel final à la muleta : faire charger le taureau de loin, le laisser accélérer son attaque, lui donner du champ, de la course, pour lui permettre de dire tout ce qu'il a à dire ; et ce qu'a à dire le taureau bravo, c'est quelque chose comme : «Je défendrai mon terrain, toute l'arène est mienne, toute la piste m'appartient, tout l'espace m'est vital, je chasserai tout étranger qui le foule, j'attraperai quiconque s'y aventure, je t'expulserai qui que tu sois, je reviendrai sur toi pour te frapper, et encore, et encore... » Telle est la voix du taureau bravo, telle que la fait entendre le torero loyal. Certains toreros «étouffent la charge» (c'est-à-dire la nature même) de leur adversaire : ils se plantent à la pointe des cornes, taureau quasiment arrêté, déconfit, et ils veulent briller à son détriment, en s'exposant au péril d'un sursaut imprévisible. Mais le péril ne fait pas forcé-ment la vertu. À vaincre sans respect, on triomphe sans gloire. Le respect envers le taureau consiste à le laisser dire — et faire. Et lorsqu'il se trouve qu'un torero, sans génie particulier, se contente d'incarner, avec un courage hors du commun, ce respect de la nature de son adver-saire, il devient pour un temps le demi-dieu de l'arène et le héraut de la tauromachie éternelle : c'est ce qui est arrivé à César Rincôn au début des années 1990. Avec lui, c'était simple comme un manuel de tauromachie et moral comme une fable. La distribution des rôles était parfaite, l'idéal que chacun décrivait sans l'avoir jamais vu, la réalité telle qu'on la rêve. Le torero, petit homme immobile et fragile, attendant les assauts d'un taureau lancé de trente mètres. Chacun sa place, chacun son rôle, aux deux pôles de l'arène et du monde. Chacun expri¬mant sa propre nature et permettant à celle de l'autre de s'exprimer. L'humanité contre la tauréité. Homo sapiens vulnérable mais serein face à la force vaine de bos taurus ibericus. Nature lucide contre nature aveugle. Homo ne triomphait pas toujours : il laissait parfois voir à un frémissement d'étoffe qu'il avait perdu le contrôle de la charge, parfois il trahissait son humanité d'un retrait de la jambe. Mais il repartait obstinément faire son travail, moralement exemplaire, de montreur de taureaux. (On se souvient par exemple de son combat immense et incertain face à l'intrépide « Bastonito » de Baltasar Iban, Madrid, 1993.) Son héroïsme, c'était d'abord celui dont il permettait à son adversaire de se revêtir. César, les gens Y aimaient. Les foules d'êtres humains qui peuplaient les gradins y voyaient comme un prêtre de la probité taurine, l'image d'une humanité généreuse qu'elles auraient aimé trouver en elles-mêmes, toujours prête à donner ce qu'elle n'a pas. Et ce qu'il n'avait pas, c'était ce qu'il dévoilait du taureau : sa nature enfin libre. On soupçonne les troupeaux qui peuplent les paysages andalous d'avoir vu en lui le messie attendu et d'en avoir fait leur

  • les taureaux sonts sélectionnés pour être "pacifiques" sinon ils ne sont pas lidiables. voir Gorrete.

    http://don.miguel.pagesperso-orange.fr/anecdotes.html

  • @ leclercq : si jamais, les règles pour les commentaires prévoient d'être "concis et pertinent", ce qui est TRÈS loin d'être votre cas.....

    ABE

  • Les commentaires de leclerq sont assez redondants, en effet. Il s'agit d'ailleurs plus d'extraits d'oeuvres littéraires que de commentaires. j'ai lu un peu celui de la chasse aux lions. Sur une chaîne française, j'ai vu un reportage sur les différentes méthodes de chasse de l'humanité. L'une d'elles se passe en Afrique mais je ne saurais dire dans le territoire de quelle ethnie il s'agissait. On était plutôt chez les nilotiques que chez les bantous, c'est tout ce que je peux dire. Un groupe de lions est en train de dévorer un gnou ou qqch du genre qu'il vient de chasser. Trois types ont vu la scène, ils ont laissé les lions s'installer pour le banquet. Alors ils se dirigent vers eux, les trois en ligne, massue ou lance sur l'épaule. Ils avancent sans la moindre hésitation, regardant le lion dominant dans les blancs des yeux. Alors il se passe un truc incroyable : devant une telle détermination, les lions se carapatent, complétement abasourdis par ce crime de lése-majesté. Les types découpent la patte arrière du gnou, l'un d'eux la prend sur son épaule et ils repartent sans se retourner, d'un pas tranquille. Les lions se réinstallent pour le festin...
    J'ai vu ça, je crois que j'ai oublié de respirer...

  • @ watchdog

    si jamais, les règles pour les commentaires prévoient d'être "concis et pertinent"

    si jamais, elle ne le sont pas donc occupez vous de ce qui vous regarde.

    mon extrait de livre plus haut peut-être considéré comme l'extension de ce lien.

    si je mets l'extrait d'un livre que je possède c'est qu'il n'existe pas de lien sur les extraits de ce livre dans internet.

    http://culturestaurines.com/wolff_esthetique

    cité par hommelibre plus haut.

    @ Géo

    l'anecdote que vous citez plus haut n'est pas une chasse aux lions, mon extrait de livre que je mets plus haut est une chasse aux lions par les Maasaïs

  • "l'anecdote que vous citez plus haut n'est pas une chasse aux lions"
    Non, c'est beaucoup plus fort ! Il y a cinq ou six lions qui fuient devant trois hommes déterminés. Mais vous avez raison, c'est une chasse au gnou. Les lions procèdent d'ailleurs de la même manière avec les hyènes...

  • @ Géo

    "c'est beaucoup plus fort ! "

    Ah bon il n'y a aucun qui est attaqué où tué par les hommes avec les lances où les massues. donc il n'y a pas chasse.

  • Oui mais c'est beaucoup plus fort. Je vous suggère d'essayer...

  • @ leclerk : "les règles pour les commentaires prévoient d'être "concis et pertinent" (...) "si jamais, elle (sic) ne le sont pas"

    Ah bon ??? Pour vous aider à éviter de pondre des "fake news" je vais vous faire un copier-coller : "Bonjour, Ce blog est édité par John Goetelen. Je vous remercie de votre visite et des commentaires que vous rédigerez sous mes billets. Merci de respecter les règles fixées par la Tribune de Genève qui nous héberge: soyez courtois, concis et pertinent! Je me réserve le droit de ne pas publier les commentaires anonymes. Au plaisir de vous lire. Vous pouvez aussi m'atteindre en cliquant: hommecible@yahoo.fr". CQFD

  • @ watchdog

    c'est John Goetelen qui est responsable de ce blog pas vous, donc mêlez vous de vos oignons.

  • @ leclerk : en tant que lecteur je me sens autorisé à donner mon opinion et tant pis si cela ne vous convient pas.

  • @ Géo

    "Toujours incidemment, si un rhinocéros fait des siennes sur un territoire des Masaï, ils l'attaquent et le tuent exactement de la même manière que le lion.
    Mais revenons à notre véritable propos. J'ai dit plusieurs fois qu'on ne court aucun risque à rencontrer un lion, sans arme, si l'on ne commet pas quelque stupidité. Une ou deux expériences personnelles peuvent présenter de l'intérêt à cet égard.
    Un jour, je cherchais à me procurer de la viande pour mes hommes. J'avais un Mauser et, comme à l'ordinaire, mon porteur me suivait avec un fusil plus puissant, pour le cas où nous rencontrerions des buffles. Nous traversions un terrain parsemé de palmiers nains et couvert d'une herbe haute d'environ 1,20 m. Six ou huit de mes hommes venaient plus loin, pour dépecer et transporter l'animal que j'abattrais. Je passais devant un espace herbeux lorsque je m'immobilisai en apercevant un mouvement devant moi. Un magnifique lion à crinière brune me regardait, à huit ou neuf pas et grondait. Il venait de se lever de dessous un petit arbre à l'ombre duquel il se reposait. Il est étonnant de constater comme votre champ de vision s'élargit en semblable circonstance. Au moment où je le vis je pris conscience, du coin de l'œil, qu'il y avait deux autres lions à ma gauche, à 5 m ou 6 m, deux femelles à ma droite, encore plus rapprochées, et une autre très grosse lionne, si près que j'aurais pu en toucher les hanches en tendant les doigts. C'était un mouvement d'elle qui avait frappé mon regard. Elle reposait dans l'herbe que je traversais et si elle ne s'était pas relevée en entendant le grognement poussé par le premier lion, j'aurais trébuché sur elle. Chose très curieuse, ni elle ni les autres ne m'avaient encore aperçu. Tous regardaient le gros lion, comme pour lui demander quelle mouche le piquait. Lui seul me faisait face et, naturellement, j'avançai sans faire de bruit.
    Mon porteur de fusil s'immobilisa en même temps que moi. Lui aussi avait entendu le grondement mais sans en deviner l'origine. Les autres hommes se laissèrent tomber sur un genou, l'herbe les empêchait de voir les bêtes. : - ; is '«s-^,; s,- :
    Je ne saurais dire combien de temps nous restâmes dans cette attitude de tableaux vivants. Finalement, le lion à crinière brune comprit qui j'étais, se retourna avec un nouveau grondement, et fit un bond derrière l'arbre. Les autres ne m'aperçurent pas encore. Ils regardaient toujours le grand mâle, s'interrogeant encore sur les motifs de sa conduite. Puis l'un de ceux situés à ma gauche tourna la tête dans ma direction et bondit immédiatement vers l'arbre, lui aussi imité, sans savoir pourquoi, par son compagnon. Au même moment un autre, plus loin (que je n'avais pas remarqué) s'écarta aussi mais sans précipitation. Les femelles continuèrent de les observer avec stupéfaction. Alors, la plus éloignée des trois leva la tête par-dessus l'épaule de sa sœur et me regarda droit dans les yeux. Elle demeura ainsi pendant un assez long moment, puis, avec une sorte de ronron, rejoignit les autres par des bonds allongés. Aucun signe de panique, nulle part. Celle qui était auprès d'elle, tourna la tête à son tour, me vit et s'éloigna de la même façon. La lionne à côté de laquelle je me trouvais ne bougeait toujours pas. Pour me voir, il lui fallait retourner complètement la tête et regarder par-dessus son épaule. Je commençais à m'amuser intérieurement en m'imaginant la surprise qu'elle éprouverait. Pendant un temps qui me parut très long elle continua de contempler ses compagnons, intriguée, j'en jurerais, par leur attitude. Lentement elle regarda à droite puis à gauche. Ce fut seulement alors que quelque chose frappa son regard—peut-être un reflet de soleil sur une plaque en cuivre de ma cartouchière que ma respiration faisait remuer. En tout cas,elle tourna complètement la tête pour m'examiner. Je suis tout à fait certain qu'elle ne me vit pas tout d'abord. Puis elle saisit sans doute l'éclat de mes dents —car je ne pus m'empêcher de sourire— et ses yeux se levèrent sur les miens, ces yeux dorés, plus beaux que ceux de n'importe quel animal.
    Je me rendis compte qu'elle comprenait peu à peu, à la dilatation des pupilles. Mais, dans ces yeux, il n'y avait ni peur ni animosité ni menace, uniquement de la curiosité. Je crus lire sa pensée : « Ah ! Voilà donc l'explication ! Sacré nom ! Et ce gars-là doit être ici depuis longtemps. Il est tout de même un peu trop près ! Il faut faire quelque chose. »
    Elle redressa la tête, fit un bond allongé, puis un autre un peu moins long. Alors elle se retourna, à environ deux fois sa longueur, pour me regarder de nouveau, restant ainsi assez longtemps. Enfin, secouant légèrement la tête, elle émit un ronron, pas un grondement, et, au pas, lentement, délibérément, elle suivit ses compagnons sans plus jeter un coup d'œil en arrière.
    Elle avait parfaitement compris qu'il n'y avait rien d'inamical en moi. Je n'avais fait aucun mouvement menaçant. Aussi avait-elle immédiatement adopté la même attitude à mon égard.
    J'avais un fusil sur l'épaule, il est vrai. Cependant, si l'un quelconque de ces animaux avait attaqué, il ne m'aurait pas été plus utile qu'une canne. Mais je savais qu'ils n'attaqueraient pas, exactement comme lors d'une occasion antérieure où, justement, je n'avais qu'une canne entre les mains. Je ne chassais pas et me rendais seulement d'une localité à une autre, le long d'un petit sentier d'indigènes. Je marchais très en avant de mes porteurs et mes pensées volaient à mille lieues de là lorsque je vis, tout à coup, un magnifique lion, accompagné d'une lionne, sortir de l'herbe sur la gauche du sentier, se tourner pour me faire face et s'asseoir, délibérément pour m'examiner à loisir, sa compagne restant debout à côté de lui. J'ignorai s'il existait à proximité un arbre facile à escalader —je n'ai pas l'habitude de m'en préoccuper. Comme je l'ai déjà dit, courir vers un arbre, c'est s'exposer aux plus graves ennuis. Je m'arrêtai simplement et regardai moi aussi les deux lions jusqu'à ce que leur curiosité fût satisfaite. À ce moment, le lion se releva et tous deux disparurent dans l'herbe de l'autre côté du sentier. Quant à moi, je repris ma marche.
    Je le répète : aucun animal normal n'attaque l'homme sans motif. Que ce soit un lion, un tigre, ou un léopard vous n'avez rien à craindre si vous ne commettez pas quelque acte stupide que la bête interprète comme hostile ou menaçant, ou qui l'effraye indûment.

    Extrait de Pondoro de John H.Taylor

    https://fr.wikipedia.org/wiki/John_H._Taylor

    "Oui mais c'est beaucoup plus fort."

    non ce n'est pas plus fort ces lions ne sont pas cernés !!!

    @ watchdog

    si vous trouvez mon extrait de livre trop long je m'en fous.

  • @ watchdog

    les extraits ci-dessus je les ai déjà mis dans ce blog il y a 6 ans, mais je n'ai pas remis le lien avec le billet D'HL vu que son analyse sur la Corrida a changé depuis cette époque.

    les matadors de toros ne prennent pas tous des risques mais il y en a qui en prennent même avec des toros dits "artistes", comment agirait José Tomas fasse a une pointure comme "Gorrete" je ne sais pas.

    http://www.lemonde.fr/vous/article/2012/09/17/six-contre-un-la-corrida-historique-de-jose-tomas_1761346_3238.html

    Un défi pour José Tomas, 37 ans, trente-sept fois grièvement blessé

  • @ Géo

    je possède tous ces titres.

    http://www.montbel.com/les-aventuriers-voyageurs-classiques,fr,3,48.cfm

  • ceux là aussi d'ailleurs

    http://www.montbel.com/les-aventuriers-voyageurs-temoignages,fr,3,49.cfm

  • j'ai oublié ceux là

    http://www.montbel.com/boutique/recherche_resultats.cfm?tri=&ordre=&triage=0&marque_nav=2&rayon_nav=-1&gamme_nav=0&mot=markor+afrique

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