Nous sommes épuisés. Manu, dont je connais la résistance physique, se courbe. Elsa tient encore droite, les yeux presque fermés. Gilles parle avec un pompier appuyé contre un camion. Le feu a reculé. Le jour se lève. Quelqu’un manque.
— Elsa, sais-tu où est Romane ?
— Dans la voiture.
— Elle dort ?
— Je ne sais pas.
Je vais la chercher. Elle est assise sur le siège arrière, les yeux rougis et fixés sur la forêt brûlée. Son corps tremble.
— Romane, ça va ?
Elle marmonne quelques mots à voix basse.
— Que dis-tu ?
Elle répète. Je ne comprends toujours pas. J’approche mon oreille de sa bouche.
— C’est ma faute, c’est ma faute. C’est à cause de moi.
Elle ne bouge pas. Tétanisée. Son joli visage pointu est comme un sabre prêt à entrer dans sa poitrine. Ses yeux pourraient creuser la terre et trancher les montagnes, ou la noyer.
— Tu es restée là ?
— C’est ma faute. Je sais. Il me cherche.
— Romane, réponds-moi s’il te plaît. Tu es restée dans la voiture ?
— Oui.
Elle parle comme un automate. En état de choc. Elle se rend responsable. A cause de la signature de Lone ? Elle ne l’a pas vue. Comment peut-elle savoir ?
— Je sais, Paul. Je sais. Ce soir j’ai vu sans voir. Ce que disait mon grand-père s’est révélé : je vois sans voir. J’ai vu Lone, en rêve, pendant que vous combattiez les flammes. J’ai vu la scène où il a mis le feu. J’ai peur. J’ai senti sa haine. J’ai aussi senti sa souffrance mais je ne la comprends pas. Il reste sur la haine, Paul, il fera mal, très mal si personne ne l’arrête.
Je suis impressionné. Romane parle avec une autorité que je ne lui connais pas. Je découvre ce soir sa grande fragilité — son corps et ses mains qui tremblent — et sa force qui vient d’une mémoire d’ailleurs. De son grand-père qui a fuit le nazisme avec sa famille en risquant mille morts ? De ce peuple qui laisse en héritage aux générations une force de résurrection plus grande que l’extinction qu’il a frôlé ?
— J’entends comme le lynx et je vois au-delà du visible. J’ai peur. Paul, que va-t-il m’arriver ? C’est trop lourd à porter. Je ne veux pas. Je veux une autre vie. Simple. Je veux des enfants, un mari, une maison. Faire de la musique, écrire des chansons d’amour. Je ne suis pas faite pour ce monde. C’est trop lourd. Trop difficile. J’attire le malheur. Parfois je comprends mieux le christianisme que la religion de mes parents. Les symboles sont plus clairs. Je suis comme Jésus au jardin des oliviers, il ne veut pas de la mission qui lui est confiée.
— Romane, tu n’y es pour rien. Lone est un malade, il t’a prise pour cible mais tu n’es pas responsable. Tu n’est pas responsable des malheurs du monde.
— Mon grand-père se demandait si nous, les juifs, étions responsables de tout ce qui va mal sur Terre. On nous l’avait assez dit. On nous avait mis à l’écart, persécutés et chassés depuis le Moyen-Âge. Nous devions bien être coupable de quelque chose. Grand-père n’a jamais su répondre à cette question : de quoi sommes-nous coupables ? Il parlait de bouc émissaire. Les humains ont besoin de faire porter à quelqu’un le poids de la peine. Quand ils sont malheureux ils ne savent pas chercher en eux-même leur bonheur. Elsa le fait. Les autres ont besoin d’un coupable. Jamais responsables. Au début c’était le serpent, et Eve. Adam était un lâche. Il s’est caché comme un mioche après avoir mangé la pomme. Il ne s’est pas montré, il n’a pas assumé. Quand Dieu lui a demandé pourquoi il se cachait, il a dit qu’il était nu et qu’il avait honte. Il a ajouté que c’était à cause d’Eve s’il avait désobéi. Adam s’est montré irresponsable et lâche. C’est cela le péché originel : la lâcheté. Chaque fois que l’on tue un enfant, si nous ne réagissons pas, nous sommes lâches. Le silence est le refuge des lâches. La peur et la lâcheté ont pourri les humains.
Je m’assieds près d’elle dans la voiture.
— Romane, tu ne peux prendre la responsabilité du monde. Lone est responsable de ses actes, tu n’y es pour rien.
— Lone souffre et personne ne s’en est inquiété. Jamais. Je le vois. Je vois son passé. Il a été entouré de lâcheté, de gens qui faisaient semblant de rien. Ils en ont fait leur souffre-douleur. Certains savaient et n’ont rien dit. Le silence des lâches. Un jour il a tout sorti dans la violence.
— Tu n’en es pas responsable.
— Tant qu’une personne souffre sur terre personne ne peut être heureux.
— Non Romane, tu ne peux pas dire cela. Ceux qui sont heureux doivent le rester, pour donner au monde un peu de légèreté et de rédemption. Imagine que Dieu existe et qu’un jour nous soyons devant lui. Il nous demande : qu’avez-vous fait du bonheur ? Que pensera-t-il de nous si nous répondons : rien. Si nous lui disons : j’ai souffert parce que je me sentais coupable d’être heureux face à ceux qui souffrent. Crois-tu que Dieu nous féliciterait d’avoir cultivé la souffrance plutôt que la légèreté ?
— Que sais-tu de Dieu ?
— Si Dieu existe il est léger. Forcément léger. Il ne peut pas être aussi lourd que nos peines, aussi sombre que nos jugements, aussi désespérant que la souffrance. Si Dieu est comme nous il n’offre aucun intérêt ! Dieu est ce que nous ne sommes pas : léger, joyeux, enthousiaste. La sévérité de Calvin ou de Khomeiny n’ont rien à voir avec Dieu. Ces gens-là ont pris un masque de plomb pour asseoir leur pouvoir.
— Alors pourquoi tant de sang et de haine ? Pourquoi l’Holocauste ?
— Dieu n’a jamais voulu que les juifs soient exclus. Ce sont les hommes. Ou alors ce Dieu-là doit être impérativement et définitivement renvoyé aux archives de l’histoire humaine. Un Dieu qui appellerait à la destruction d'un peuple n'est pas Dieu : c'est un monstre.
— Tu es fou, Paul, tu ne convaincras jamais personne de croire en un Dieu joyeux.
— Cela m’est égal. Dieu aime nos rires. Il a mal de nos larmes et de nos lâchetés. Mais nous sommes bien seuls : ce Dieu joyeux n’existe peut-être pas et l’autre est un épouvantail. Il faut nous débrouiller avec cela.
Romane a cessé de trembler. Ses yeux se ferment. Elle s’endort.
Pages extraites de mon roman «Le Diable en été»
Commentaires
Homme libre, merci de nous offrir la lecture de cet extrait.