Jeudi 9 février. La sirène hurle plein pot. Paxton se lève et bondit vers l’interrupteur. Trop pressé il bute sur la table de nuit et tombe la tête contre la porte.
- M...! crie-t-il.
Il porte la main à son front: un filet rouge barre sa paume en diagonale. Il pousse un juron intraduisible, le répète plusieurs fois, se relève et va chercher une compresse à la salle de bain. Patty le rejoint. Ses yeux sont embués et soulignés de cernes plissées. Elle se colle contre son dos et l’entoure de ses bras.
- Pax, tu t’es fait mal?
- Putain de sirène!
- Je t’ai dit que tu devrais la changer. C’est trop brusque. La dernière fois tu t’es fait une entorse.
Paxton grommelle quelques mots incompréhensibles. La nuit fut très courte. Après avoir rendu visite aux Lubner - un couple de marchands de betteraves bleues qui ne cessent de parler, ils sont rentrés vers une heure du matin. Patty lui a raconté sa journée. C’est un rituel entre eux: ne jamais s’endormir sans refaire le tour des heures écoulées pour voir si l’on n’a rien laissé en attente d’être classé dans la tête, digéré, ou évacué. La soirée avec les Lubner tenait une place importante dans cet inventaire. L’impossibilité de placer un mot pendant les trois heures qu’avait duré le repas laissait Patty très frustrée. Ils ont donc refait une partie de la soirée ensemble.
Ensuite Paxton s’est montré très tendre et entreprenant. Ses mains chaudes et lisses sont irrésistibles. Patty craque même après des nuits de fête, quand l’aube se lève au moment où ils se couchent, épuisés. C’est un moment particulier l’aube. L’incertitude de la lumière à venir, des possibles nuages ou du ciel grand ouvert rend les peaux encore plus sensibles. Mais le plus souvent à l’heure de l’aube c’est Patty qui prend les initiatives. Paxton joue à l’ours, ferme les yeux, lui tourne le dos comme s’il voulait dormir, et ne répond pas à ses sollicitations. Patty insiste, glisse ses mains là où elle sait pouvoir arracher des soupirs à son chéri. Cela ne manque jamais.
Quand Paxton se couche tard il prépare ses trois réveils. Le premier est une radio-CD qui lance la musique choisie à l’heure voulue. Souvent il y glisse les danses roumaines de Bela Bartok dans la version d’Hélène Grimaud. Ces courtes pièces, aux sonorités étranges et familières, suffisent à le mettre de bonne humeur. Il aime Hélène Grimaud. Pour son jeu superbe et son puissant pouvoir de séduction - non, plus que de la séduction: une fascination. Cela ne manque pas de susciter quelques discussions avec Patty, dont la jalousie touchante s’exprime en gestes de femelle chimpanzé. Elle mime l’appartenance de son Paxton. Il est à elle et à personne d’autre.
Paxton avait fait sa devise de cette phrase de la pianiste: «On se trompe rarement, on ne va simplement pas assez loin.» Il l’avait encadrée et accrochée au mur en face de son bureau. Dans son métier il devait aller assez loin. Trop loin parfois.
Si ce premier réveil ne suffisait pas il en avait un deuxième avec un tube décapant du groupe Metallica. Enfin pour les matins très difficiles c’était la sirène. Une sirène stridente. Patty ne la supportait pas. Il se levait donc rapidement pour atteindre l’interrupteur du monstre, interrupteur placé judicieusement à quelques mètres du lit. Et à chaque fois c’était l’accident.
Après avoir résorbé le sang sur son front Paxton rejoint Patty sous la douche. C’est un de leurs moments préférés: se laver mutuellement et réveiller leurs corps. Il n’est pas rare que cela les mette en retard au travail: l’éveil des corps dérive parfois vers une activité volcanique irrépressible.
Mais ce matin il a peu de temps. Le rendez-vous avec le Maire de Miami est à huit heures. Les services sanitaires, le chef de la Police et la presse seront présents. Paxton est mandaté pour trouver la cause de l’invasion. Son métier de détective privé lui a apporté une jolie notoriété, surtout depuis qu’il a retrouvé la fille du gouverneur kidnappée par une bande d’incapables espérant toucher un magot. Garder dans un appartement en pleine ville une petite peste de 13 ans à la voix stridente avait été une erreur. Paxton avait trouvé les indices nécessaires puis s’était repéré à la voix insupportable de l’adolescente. Les kidnappeurs étaient presque soulagés de le voir arriver. La prison s’annonçait plus douce que le caractère de la jeune miss.
Paxton sort de la douche et Patty le sèche. Il enfile rapidement son jean, un pull bleu et un imper kaki un peu froissé. Il avale un café sorti du robot ménager, se coiffe de son borsalino, embrasse Patty et descend les escaliers en courant.
Le journal du matin dépasse de la boîte aux lettres. Il le lit dans le taxi qui le conduit à la Mairie. Des quatre meurtres découverts la veille trois sont déjà élucidés. Le quatrième reste un mystère: pas de traces, pas d’indices, rien qui permette d’identifier les responsables de la mort de cet employé de l’électricité retrouvé sur le toit d’un immeuble un couteau dans le dos.
Paxton est une petite célébrité à Miami. Le chauffeur du taxi l’a reconnu. Il lui demande s’il y en a moins.
- Moins de quoi? demande Paxton.
- Moins... de ces bêtes?
Il ne répond pas. L’invasion de Miami ne ralentit pas. En hiver il est plus difficile de les trouver. Hier on en a vu un long de vingt-six centimètres! Leur prolifération menace l’agriculture de l’Etat. Lors de la première invasion en 1966 la chasse avait duré neuf ans.
- C’est vrai qu’ils sont dangereux? demande le chauffeur.
- Il y a eu des cas de méningite. Leur bave est infectée.
Leur bave... Ce n’est pas un simple trait ou une fine trace brillante et zigzagante, c’est une rivière, un fleuve. Ils bavent comme une baignoire se remplit. Enfin le taxi arrive au rendez-vous. Le Maire salue Paxton, l’invite à s’asseoir près de lui et prend la parole devant les journalistes.
- Mesdames et Messieurs, je vous ai convoqués ce matin pour faire le point sur la situation. Malheureusement la chasse marque le pas: l’invasion de Miami par les escargots géants ne semble pas s’être arrêtée. Il faut dire que l’hiver ne nous aide pas.
Les journalistes échangent quelques mots entre eux. Certains se montrent des photos prises la veille. La plus impressionnante est ce mur long de deux cent mètres intégralement recouvert de gastéropodes de la taille de la main!
L’invasion de Miami par les escargots géants originaires d’Afrique a commencé (*).
(*: véridique)
Commentaires
Je viens de lire cet article je vous remercie pour les éclaircissements sur le sujet. Je me permets de poster ce lien. Je reviendrai lire vos messages avec joie sur cette page web et je l’ajoute à mes bookmarks.