Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Amnésique

(Une petite fiction pour le jour de l'an.)


*****

A quatre-vingt-huit ans elle disait en avoir quarante-huit. Quarante ans de retard inexplicables. Ceux qui l’avaient fréquentée dans le passé connaissaient le secret. Mais tous avaient disparu. Il ne restait pas un seul témoin de ce jour du nouvel-an 1973. Célibataire et sans enfants elle n’avait plus d’histoire.

conte,fête,nouvel-an,voeux,vieille dame,amnésie,bonheur,Dans son quartier on la trouvait «drôle». Non qu’elle éveillât la crainte, ni qu’elle manifestât un caractère ombrageux. Elle était au contraire toujours aimable et joyeuse. Elle semblait plutôt vivre dans une sorte de perpétuelle euphorie. Son problème était l’amnésie. Une amnésie très particulière: elle ne connaissait jamais la date courante. Mais elle identifiait ses voisins et les gens de sa rue, auprès de qui elle s’enquérait régulièrement du jour et du mois, et même de l’année.

Quand elle devait décliner son âge elle disait:

- J’ai quarante-huit ans.

Ceux qui la connaissaient ne la contredisaient pas. Ceux qui ne la connaissaient pas faisaient remarquer avec une pointe d'inélégance dans la voix:

- Mais, Madame, c’est impossible. Vous ne pouvez pas avoir quarante-huit ans!

Il faut dire qu’elle avait tout d’une belle vieille dame: peau claire et ridée, cheveux de neige, démarche un peu lente, parfois incertaine, mais toujours digne. Elle répondait alors:

- Mais si, j’ai bien quarante-huit ans. Regardez.

Elle sortait son passeport et montrait sa date de naissance: 1924.

- Voyez Madame, vous êtes née en 1924, vous avez quatre-vingt-huit ans.

- Mais non Monsieur, j’ai quarante-huit ans.

Elle faisait le calcul mentalement et semblait soudain se rappeler:

- Nous sommes en 1972. N'est-ce pas?

- Non Madame, nous sommes en 2012.

- Vous me faites une blague! Vous êtes un taquin.

Elle s’en allait en riant doucement. Les gens sont bien gentils, pensait-elle, ils aiment faire rire, cela met de la bonne humeur. Comme le monde est beau, pensait-elle encore.


Ce matin du 1er janvier 2013 elle est prise d’un malaise. Elle sent que son corps cède. Elle conte,fête,nouvel-an,voeux,vieille dame,amnésie,bonheur,s’assied dans son fauteuil et ferme les yeux. Son coeur ralentit. «Comme il fait frais soudain», observe-t-elle. Puis elle revit en pensée ce Jour de l’an de 1973. Elle se revoit avec tous ses amis et son compagnon d’alors. Une belle soirée et une nuit de gaité. On danse sur les chansons à succès de l’époque. Le moment des voeux arrive. Ce moment des voeux! Un supplice. C’est toujours très intense car chacun désire vraiment le bien du monde.

Mais dans les jours qui suivent les voeux sont oubliés et les guerres recommencent.

En ce 1er janvier 1973, pendant que le tourne-disque joue «Pour la fin du monde», elle réalise combien cela lui est devenu insupportable. Elle ne veut plus ces promesses qui retombent comme des plantes qui sèchent. Elle désire demeurer toujours dans les intentions bonnes, et que l’année entière soit comme le moment des voeux. Quelque chose est alors advenu.

Elle se souvient... Après le dernier «bonne année», après le dernier baiser d’amitié, son cerveau s’était comme engourdi. Un léger effacement, à peine sensible. Depuis elle était restée pendue à ce moment de bonheur. Elle ne pouvait plus vieillir: elle aurait à nouveau connu le délaissement des promesses. Et cela, plus jamais! En conséquence elle avait annulé l’écoulement du temps. Son corps prenait de l'âge mais son esprit restait en arrière. Pour elle il n’y avait plus rien après 1972 et ce premier janvier de 1973. Depuis quarante ans elle vivait dans la perpétuelle euphorie des voeux. La bienveillance qu'elle ressentait et exprimait ne se démentait pas. C’était toujours: «Bonne année! Tous mes voeux!» A sa manière elle avait choisi le bonheur. Quarante ans de bonheur. Quarante années d'amnésie heureuse qui n'avaient laissé place qu'à l'amour. C'est si léger l'amour. Et la mémoire est parfois pesante. Elle pense à la légèreté de l'amour.

- Quelle belle vie j'ai eu, se dit-elle à voix basse.

Ensuite elle se tait. Elle ne pense plus. Au dernier moment, un sourire éclaire son visage.


*****


Je vous remercie pour votre fidélité. Je nous souhaite une belle et paisible première journée de 2013. Pour la suite on verra... Un jour après l'autre.

:-)

 





Catégories : Divers, Humour, Liberté, Poésie 0 commentaire

Les commentaires sont fermés.